L’altération du droit des contrats
par Samuel FRANÇOIS, ATER,
chargé d’enseignements à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Un droit perturbateur, un droit conquérant, un droit impérialiste. Le droit
des procédures collectives renverrait donc cette image d’un droit qui, pour
avancer, ferait inlassablement reculer les règles de droit posant des obstacles
aux objectifs qu’il poursuit. Et le droit des contrats, naturellement, est l’un
des premiers à subir recul. Chaque fois qu’une règle spéciale est édictée par
le livre VI du Code de commerce, le droit des contrats perd du terrain. Il
s’incline finalement face à la loi spéciale.
Ces dispositions spéciales sont issues, pour l’essentiel, d’une grande loi du 25 janvier 1985 qui avait
plongé la doctrine dans un état de sidération. Entièrement tendue vers les
objectifs qu’elle se fixait, cette loi portait des atteintes impressionnantes à
des principes fondamentaux du droit des contrats.
Le droit français des contrats est un édifice bâti depuis 1804 sur deux grands
principes, à peu près partagés par l’ensemble des systèmes juridiques : la
liberté contractuelle d’une part ; la force obligatoire du contrat d’autre
part.
Il y a une différence de logique entre ces deux branches du droit. Elle est
flagrante. Le droit des contrats, empreint d’une philosophie libérale, lestée
d’une forte connotation morale, exalte la liberté individuelle et sanctifie la
parole donnée dont le respect s’impose en toute circonstance. Le droit des
procédures collectives, de son côté, est un droit pragmatique, un droit
« thérapeute[1] », un droit de
l’urgence qui s’emploie à redresser l’entreprise, à maintenir à flot
l’activité et, autant que faire se peut, à désintéresser collectivement les
créanciers.
Une différence de logiques donc. La liberté contractuelle pourvoit à la
satisfaction d’intérêts individuels, égoïstes. Ainsi, elle paraît difficilement
soluble dans l’intérêt général de l’entreprise et dans l’intérêt collectif des
créanciers.
Quant à la force obligatoire du contrat, elle est marquée par une logique
jusque-boutiste qui pourrait à elle seule ruiner tous les efforts de sauvetage
de l’entreprise. « Que justice soit faite, l’entreprise dût-elle en périr[2] » :
c’est à cela, précisément, qu’aboutirait l’application rigoureuse et implacable
de la loi contractuelle à l’égard du débiteur en difficulté.
On comprend donc pourquoi le droit des contrats se trouve fréquemment aménagé,
quand il n’est pas totalement évincé, au cours de la procédure collective.
Je dois vous parler de ces altérations du droit de contrats. Le sujet est vaste
et m’oblige à procéder à quelques limitations. Dans l’esprit de cette journée,
je ne m’attarderai qu’à l’altération qui est rendue nécessaire par l’objectif
de maintien de l’activité, par le sauvetage de l’entreprise. Ne seront donc pas
évoquées ici, par exemple, les nullités de la période suspecte qui sont autant
d’atteintes au droit des contrats mais qui procèdent d’une autre logique davantage
tournée vers la sanction de la fraude. Je ne parlerai pas non plus des
atteintes portées au droit des contrats de travail dont le régime
ultra-dérogatoire se justifie davantage par la préoccupation (très française)
de maintien de l’emploi des salariés plus que par l’objectif de maintien de
l’activité. Ces deux objectifs ne se confondent pas et sont même parfois
difficiles à concilier.
Par ailleurs, je ne ferai pas un panorama identique à celui qui a pu être
dessiné par de nombreux auteurs au lendemain de la loi de 1985 – des
thèses de doctorat avaient même été soutenues sur le sujet[3].
Car nous sommes 30 ans après et si, aujourd’hui comme hier, l’altération du
droit des contrats renvoie toujours, en premier lieu, aux atteintes puissantes
qui sont portées aux principes contractuels, un phénomène nouveau doit aussi
être relevé. Je veux parler ici du phénomène de contractualisation du droit des
entreprises en difficulté. À de nombreuses étapes du traitement des difficultés
de l’entreprise, et toujours dans l’objectif de redressement et de maintien de
l’activité, le droit des contrats est mis à l’honneur. Il vient alors au
service de l’objectif de restructuration et de redressement, il est
instrumentalisé à cet effet.
À bien y regarder, on est loin, très loin même, du constat alarmiste d’un droit
des contrats mis à bas par la procédure collective, ce constat qui avait été
dressé par la doctrine au lendemain de la loi de 1985. L’altération du droit
des contrats apparaît sous un nouveau jour.
Au fond, la véritable altération réside dans le fait que le droit des
procédures collectives, guidé par ses objectifs propres, fait ce qu’il veut du
droit des contrats. L’objectif de redressement et de maintien de l’activité le
conduit tantôt à y porter atteinte, tantôt à le promouvoir. Lorsque le droit
des contrats est une gêne, on l’évince. Lorsqu’il est utile, on l’applique.
En somme, traiter des
altérations du droit des contrats sous le seul angle des atteintes qu’il accuse
apparaitrait aujourd’hui assez réducteur et fondamentalement anachronique.
Voilà pourquoi je me garderai de cette présentation. Et je tenterai donc, dans
un premier temps, de constater les atteintes portées au droit des contrats
avant, dans un deuxième temps, et plus brièvement, de nuancer ce constat :
le droit des contrats malmené dans un premier temps (§ 1), le droit des
contrats réhabilité dans un second temps (§ 2).
Le maintien de l’activité
impose la possibilité de forcer la poursuite des contrats en cours au jour du
jugement d’ouverture (A) ainsi que la possibilité de forcer la cession de
certains contrats lors de la cession globale de l’entreprise (B).
La
période d’observation est cette période qui court à compter de l’ouverture de
la procédure collective, et qui va permettre d’établir un diagnostic de la
situation de l’entreprise ainsi que l’élaboration du plan. Durant cette période
d’observation, la poursuite de l’activité est essentielle. Aussi, une attention
particulière a été accordée aux contrats en ce qu’ils constituent le
« support indispensable à la poursuite de l’activité[4] ».
Ils doivent à ce titre être préservés car si l’ouverture
d’une procédure collective mettait ipso
facto fin aux contrats (contrats bancaires, contrats de fourniture, contrat
de bail…) l’entreprise se trouverait rapidement vidée de sa substance et aucun
plan ne pourrait éviter son naufrage.
C’est la raison pour laquelle le droit des procédures collectives pose un
célèbre principe : celui de la continuation des contrats en cours[5].
La
notion de « contrat en cours », en elle-même, est inconnue du droit
des contrats et ne fait l’objet d’aucune définition du code de commerce. On
considère qu’il s’agit d’un contrat « en cours d’existence et en cours
d’exécution[6] »
au jour du jugement d’ouverture. Le modèle type étant le contrat à exécutions
successives conclu avant l’ouverture de la procédure et dont certaines
prestations restent encore à exécuter après le jugement d’ouverture. Le domaine
est très large ; les contrats conclus intuitu
personae (en considération de la personne du cocontractant et de ses
qualités) entrent en principe dans cette catégorie de contrats en cours[7].
Qu’est-ce que ce principe de continuation des contrats en cours ?
Fondamentalement, il s’articule autour d’un droit d’option qui est octroyé à
l’administrateur judiciaire, et à lui seul.
Autrement dit, les contrats ne sont pas résiliés du seul fait de l’ouverture de
la procédure collective : ils continuent d’être exécutés en tout état de
cause. C’est l’administrateur, seul, qui décidera de leur sort en exerçant son
option : soit en optant pour la continuation soit en optant pour la
résiliation. Aucun délai ne lui étant imposé pour opter, il peut se décider
durant toute la période d’observation et, pendant ce temps-là, le cocontractant
doit continuer d’exécuter le contrat.
Du côté du cocontractant, on voit que ses marges de manœuvre sont réduites à
presque rien : il ne peut que mettre en demeure l’administrateur de
prendre parti sur la continuation du contrat, l’administrateur ayant alors un
mois pour se prononcer. À défaut de réponse, le contrat est résilié de plein
droit.
Le droit d’option est d’ordre public. Cela signifie que les parties ne peuvent
pas y déroger conventionnellement. En sorte que sont tenues en échec toutes les clauses qui prévoiraient la
résiliation ou la résolution du contrat du seul fait de l’ouverture d’une
procédure collective. Le législateur neutralise donc, pour les besoins de la
cause, l’efficacité de clauses résolutoires pourtant parfaitement valable au
regard du principe de liberté contractuelle. C’est déjà là une atteinte
importante à la liberté contractuelle.
Mais l’atteinte au droit des
contrats ne s’arrête pas là. Car l’exercice de l’option obère encore un peu
plus la force obligatoire du contrat.
L’alternative
est la suivante :
–
Première
hypothèse : l’administrateur opte pour la non-continuation du contrat, ce qui
n’est rien d’autre qu’une rupture unilatérale imposée au cocontractant.
L’administrateur doit notamment mettre fin au contrat lorsque le débiteur n’a
plus les fonds suffisants pour exécuter ses obligations. Ce choix ne doit pas
être opéré avec légèreté car l’administrateur engagerait sa responsabilité s’il
venait à décider de la continuation d’un contrat alors même qu’il ne dispose
pas des fonds suffisants pour l’exécuter.
En droit des contrats, le contrat ne peut être rompu avant terme que par un
consentement mutuel (le mutuus dissensus)[8]. Or en
l’occurrence, le choix de la non continuation emporte rupture du contrat par la
volonté d’un seul. Il y a donc là une faculté de résiliation unilatérale du
contrat qui altère la force obligatoire de celui-ci.
Alors, c’est vrai, la loi prévoit que le contractant pourra réclamer des
dommages-intérêts en réparation de son préjudice subi du fait de la rupture. Il
s’agit d’ailleurs là d’une bien curieuse disposition car, en droit commun, les
dommages et intérêts ne sont dus qu’à raison d’une rupture fautive du contrat.
Or, en l’occurrence, la rupture unilatérale est permise par la loi, c’est le
principe même de l’option. Elle n’a rien de fautive. Quoi qu’il en soit, le
recouvrement de cette créance indemnitaire demeure pour le contractant très
hypothétique puisque la créance devra être déclarée au passif de la
procédure : elle est traitée, en somme, comme une créance antérieure alors
même qu’elle est née postérieurement au jugement d’ouverture. Au fond, elle
n’est pas considérée une créance utile à la procédure. L’idée est donc bien de préserver toute la liberté d’option
de l’administrateur quant à la poursuite ou non des contrats en cours.
–
Deuxième
hypothèse : l’administrateur opte pour la poursuite du contrat, ce qui
conduit à un maintien forcé du contrat.
En cas de continuation décidée par l’administrateur, le contrat est poursuivi
selon ses conditions initiales. Aucune clause ne peut donc imposer une
variation des termes et des conditions du contrat du fait de l’ouverture d’une
procédure pour alourdir, par exemple, les obligations du débiteur. La liberté
contractuelle subit encore une défaite.
Si l’administrateur décide de la continuation, les contrats continuent alors de
s’exécuter dans le respect absolu des règles du droit commun des contrats.
Alors pourquoi peut-on parler en l’occurrence d’un maintien forcé du
contrat ? C’est parce que dans le cas – évidemment fréquent –
où le débiteur aurait, manqué à ses obligations avant le jugement d’ouverture,
le contractant ne pourra pas opposer à l’administrateur l’exception d’inexécution.
L’exception d’inexécution, c’est cette possibilité offerte à un contractant de
suspendre l’exécution de sa propre obligation lorsque son cocontractant se
trouve lui-même en situation d’inexécution[9]. Il
s’agit de la prérogative contractuelle la plus révélatrice de la force
obligatoire du contrat : les obligations doivent être exécutées trait pour
trait[10]. Ici,
cette exception pour inexécution devient impossible lorsque les inexécutions du
débiteur sont antérieures à l’ouverture de la procédure.
Le cocontractant ne pourra pas non plus opposer la résolution pour inexécution.
C’est en cela que l’on peut affirmer que le maintien du contrat est un maintien
forcé : le cocontractant n’a aucun moyen de se départir du contrat malgré
l’inexécution, voire les multiples inexécutions, dont a pu se rendre coupable
son débiteur avant le jugement d’ouverture.
Par ailleurs, certains contrats spéciaux font
l’objet d’une réglementation encore plus stricte à raison de l’importance
qu’ils tiennent dans la poursuite de l’activité. Le bail commercial, pour
exemple, c’est-à-dire le bail conclu par le débiteur portant sur un immeuble
affecté à son activité, est un contrat particulièrement important qu’il faut
absolument protéger contre la volonté du bailleur d’y mettre fin. Le bail commercial,
c’est d’abord la possibilité matérielle d’exercer son activité dans un lieu
identifié et identifiable. C’est ensuite la valeur principale du fonds de
commerce de l’entreprise. Il faut à tout prix le préserver ; c’est
pourquoi des règles plus énergiques sont donc posées[11].
Ainsi, la mise en demeure adressée
par le bailleur à l’administrateur est sans effet : la non-réponse de
l’administrateur n’emporte pas résiliation de plein droit du bail (comme elle
le fait pour les autres contrats en cours). Et lorsque l’administrateur se
prononce pour la continuation du bail commercial, les relations contractuelles
se poursuivent normalement mais le droit commun se trouve encore perturbé. La
règle est que le défaut de paiement des loyers intervenant postérieurement n’entraîne
pas résolution de plein droit du bail. Le bailleur doit engager une action en
résiliation judiciaire du bail et, deuxième obstacle, cette action ne peut être
engagée que trois mois après l’ouverture de la procédure collective. Mais le
législateur va plus loin encore puisqu’il va même jusqu’à déroger au droit
spécial des baux commerciaux. Ainsi, pour exemple, la demande de résiliation du
bail ne peut plus être fondée, comme c’est le cas en situation normale,
sur le défaut d’exploitation du fonds dans les lieux loués[12].
Ces règles dérogatoires portent en
elles un aveu : tout, ou presque tout, mais pas la résiliation du bail.
Donc, pour résumer, le sort des
contrats en cours est entre les mains de l’administrateur et de lui seul. Les
cocontractants n’ont pas voix au chapitre jusqu’à ce qu’il se soit prononcé.
Le maintien forcé du contrat durant la période d’observation, déjà largement
dérogatoire au droit des contrats, se double au demeurant d’une atteinte portée
aux prérogatives contractuelles du cocontractant. L’ouverture de la procédure
collective emporte, cela a été dit, l’arrêt des poursuites individuelles et des
voies d’exécution pour les créances antérieures au jugement d’ouverture.
En somme, la période d’observation est une trêve qui commande que l’on désarme
les créanciers. Le débiteur est en mauvaise posture voire déjà à terre. Il y a
une formule française qui décrit cet état d’esprit : on ne tire pas
sur l’ambulance. Le contractant se voit ainsi privé de presque toutes ses prérogatives
contractuelles s’agissant des créances contractuelles antérieures au jugement
d’ouverture : il ne peut ni résoudre le contrat, ni invoquer l’exception
d’inexécution, ni même en réclamer le paiement ou encore agir en responsabilité
contractuelle.
La
règle de l’arrêt des poursuites achève donc de faire reculer la force
obligatoire des contrats en période d’observation.
Mais il n’y a pas qu’en période d’observation que le droit des contrats se
trouve malmené. On constate aussi des altérations importantes à l’étape du plan
de cession de l’entreprise. C’est alors la liberté contractuelle qui est mise à
mal.
Lorsque le redressement
ou la liquidation judiciaire aboutit à un plan de cession de l’entreprise, le
tribunal peut ordonner, en application de l’article L. 642-7 du Code de
commerce, la cession « des
contrats de crédit-bail, de location ou de fourniture de biens ou services
nécessaires au maintien de l’activité ».
Ça n’a l’air de rien,
mais c’est là encore une atteinte majeure portée au droit des contrats.
En droit commun, la
cession de contrat (transmission du contrat) requiert l’accord des trois
parties à l’opération et notamment le consentement du contractant cédé[13].
C’est une règle assez logique dans la mesure où le contractant cédé va se
retrouver avec un nouveau partenaire contractuel (le cessionnaire) qu’il n’a
pas choisi à l’origine et dont il ne connaît rien, a priori, de la solvabilité. Il est donc légitime qu’il donne son
consentement.
Or, aux termes de
l’article L. 642-7 du code de commerce, les cessions de contrat afférentes
à la cession de l’entreprise se font sans le consentement du cocontractant. La
cession opère par le seul jugement du tribunal avec le seul consentement du
repreneur. Et encore, il n’en a pas toujours été ainsi. Il fut un temps, en
effet, où le consentement du repreneur n’était pas non plus requis. Le
repreneur pouvait donc se voir imposer la cession de contrats au seul motif
qu’ils étaient jugés nécessaires à la poursuite de l’activité. L’atteinte à la
liberté contractuelle était alors à son paroxysme : une cession de contrat
intervenait sans le consentement d’aucune partie à l’opération, par la seule
volonté du juge. Depuis la loi de sauvegarde de 2005, le repreneur doit
indiquer dans l’offre les contrats qu’il entend reprendre et le juge ne peut
imposer d’autres cessions de contrats que celles qui y figurent[14].
Il demeure que le
cocontractant qui se voit toujours imposer la cession et donc un nouveau
partenaire contractuel qu’il n’a pas choisi. Il ne peut aucunement s’y opposer,
la seule faculté qui lui est laissée étant de faire appel de la décision du
tribunal[15]. En outre, sont tenues
inefficaces les stipulations contractuelles restreignant ou empêchant la
cession – droit de préférence, formalisme particulier imposé pour la
cession... La jurisprudence a souvent l’occasion de le rappeler à propos de la
cession du bail[16].
C’est encore la poursuite
de l’activité – le texte y fait expressément référence – qui
commande cette atteinte à la liberté contractuelle du cocontractant. On ne
saurait mettre en péril la viabilité de la reprise au seul motif que le
cocontractant cédé désapprouverait le cessionnaire. La jurisprudence confère à
l’article L. 642-7 du code de commerce un empire très large puisqu’elle y
inclut les contrats conclus intuitu
personae[17].
En somme, des atteintes
graves, importantes, tant au cours de la période d’observation qu’à l’occasion
de la cession des contrats ont donc pu être constatées. En matière de
procédures collectives, nécessité fait loi et la nécessité, c’est le
redressement.
Toutefois, il ne faudrait
pas en conclure trop rapidement que le droit des procédures collectives tient
partout et systématiquement en échec le droit des contrats. Il s’agit donc,
dans un deuxième temps, de nuancer les atteintes au droit des contrats, et de
voir comment le droit des contrats se trouve réhabilité, à l’occasion, par le
droit des procédures collectives.
Pour parler du retour en
force du droit des contrats : je relèverai un phénomène relativement
nouveau, celui de la contractualisation du droit des procédures collectives (A),
mais je rappellerai encore que le droit des contrats a vocation à s’appliquer
partout où le livre VI n’a pas prévu de règle dérogatoire (B).
Les atteintes radicales
aux règles du droit des contrats ont fait la preuve de leur efficacité. Elles
ont aussi montré leurs limites. Les praticiens ont très tôt compris, avant
législateur en tout cas, que le droit des contrats pouvait, à certains égards,
constituer un atout pour la poursuite de l’activité de l’entreprise et son
redressement[18].
Cela est d’autant plus
vrai que le redressement de l’entreprise s’arrime désormais à une finalité à la
fois nouvelle et complémentaire : une finalité préventive. Cet objectif de
prévention a accompagné et même largement encouragé la contractualisation du
traitement des difficultés de l’entreprise.
Le droit des contrats
n’est donc plus seulement malmené par le droit des procédures collectives, il
est de plus en plus souvent promu, utilisé – on pourrait même dire
instrumentalisé – au service du de la prévention et du redressement de
l’entreprise.
Je ne prendrai que deux
exemples révélateurs de cette tendance à la contractualisation.
Premier exemple :
l’existence de procédures contractuelles de prévention qui sont offertes au
débiteur rencontrant des difficultés, mais qui ne sont pas encore en situation
de cessation de paiement, dont on a parlé : le mandat ad hoc et, surtout, la conciliation[19].
La conciliation est une
pure procédure de négociation contractuelle qui a vocation à déboucher sur un
accord, lequel peut ensuite être soumis à une constatation ou une homologation
judiciaire pour produire des effets énergiques. Il faut voir que le législateur
fait tout pour inciter les créanciers à s’investir pleinement dans cette négociation
contractuelle : ceux qui auront consenti de nouveaux apports
bénéficieront, du fait de l’homologation judiciaire, du privilège de new money[20].
Mais ce qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est l’idée que ces accords
amiables, même homologués, demeurent avant tout des contrats soumis à
l’ensemble des conditions de validité de droit commun. C’est dire qu’ils sont
susceptibles d’être remis en cause, par exemple, en cas de vice du consentement
– erreur, dol, violence.
Deuxième exemple de cette
contractualisation, qui est en fait le prolongement du premier : les plans
prépack. Plus efficace et plus rapide
qu’une sauvegarde pure, moins effrayante pour les créanciers aussi, ce plan prépack se décline en deux procédures
spéciales récemment introduites en droit français : la sauvegarde
accélérée et la sauvegarde financière accélérée[21].
L’ordonnance du 12 mars 2014 a fait un pas supplémentaire dans cette
perspective en introduisant le prépack
cession[22].
À grands traits, le plan prépack, c’est un alliage de la
procédure collective et de la procédure amiable. Dans un premier temps, la
négociation permet d’élaborer un plan de continuation ou, depuis 2014, un plan
de cession. Ce plan est négocié et élaboré de façon consensuelle, sous le
régime du mandat ad hoc ou de la
conciliation, c’est-à-dire en toute confidentialité et dans le strict respect
des règles du droit des contrats.
Dans un deuxième temps,
en cas d’échec de l’adoption du plan – causé par l’obstruction de
créanciers récalcitrants – on bascule alors dans une procédure collective
allégée et raccourcie pour mettre en œuvre le plan convenu. La procédure
collective n’a plus que pour unique but d’arrêter et de mettre en œuvre un
accord amiable auquel se sont opposés un ou plusieurs créanciers minoritaires.
Elle devient une simple technique de cram
down.
Le droit des contrats permet dans ce cas d’accélérer le redressement de
l’entreprise. Il concourt à son sauvetage sous l’œil bienveillant du législateur.
On le voit, le droit des contrats est largement utilisé, et même valorisé,
en amont de la procédure collective, que ce soit pour prévenir la cessation des
paiements ou que ce soit pour rendre plus efficients les plans soumis au vote
des créanciers.
La contractualisation des
procédures collectives est déjà, en soi, un constat permettant de nuancer les
atteintes au droit des contrats par le droit des procédures collectives. Il
faut encore ajouter que le droit des procédures collectives ne peut imposer sa
loi que lorsqu’il pose une disposition spéciale dérogatoire au droit commun.
Au-delà de ces règles spéciales du livre VI du code de commerce, le droit
commun des contrats recouvre son empire, il a vocation à s’appliquer sans
fléchir. Et, d’un point de vue quantitatif, ce n’est pas rien.
En droit français, il existe un principe fondamental qui veut que la loi
spéciale déroge à la loi générale (specialia
generalibus dérogent). Le droit commun a donc une vocation subsidiaire
d’application. Il vient en quelque sorte combler le vide du livre VI du
code de commerce.
Un peu comme l’eau qui s’infiltre entre les fentes d’une paroi, le droit
commun des contrats gouverne ainsi toutes les situations non prévues par le
livre VI du Code de commerce.
Et, à
cet égard, il faut rappeler que le droit des Français des contrats a tout
récemment connu une réforme d’envergure qui est entrée en vigueur le 1er
octobre 2016. Cette réforme, opérée globalement à droit constant, serait tout
de même susceptible d’amplifier le domaine d’application du droit des contrats.
Elle contient en effet certaines
innovations qui invitent à la réflexion. Je l’illustrerai par un seul
exemple : l’exception d’inexécution par anticipation
L’article 1220 du Code civil dispose
désormais : « une partie peut suspendre l’exécution de son obligation
dès lors qu’il est manifeste que son cocontractant ne s’exécutera pas à
l’échéance et que les conséquences de cette inexécution sont suffisamment
graves pour elle ». Supposons que cette exception d’inexécution par
anticipation soit invoquée par le créancier avant l’ouverture de la procédure
collective mais que l’obligation du débiteur ne soit exigible que
postérieurement au jugement d’ouverture… Supposons encore que
l’administrateur ait opté pour la poursuite du contrat. L’exception
d’inexécution est-elle alors efficace ? Pas de réponse dans le livre VI.
Si la réponse devait être positive, cela affaiblirait évidemment la portée et
l’efficacité du principe de continuation des contrats en cours…
D’autres exemples tirés de la réforme du droit des contrats pourraient encore
être évoqués. La réduction unilatérale du prix[23]
(qui n’est ni une exception d’inexécution ni une révision pour inexécution)
peut-elle être opposée à l’administrateur ? Comment vont s’articuler les
techniques de traitement des difficultés de l’entreprise prévues par le livre VI
du code de commerce avec la nouvelle faculté de révision des contrats pour
imprévision[24] ? Les accords
amiables pourront-ils être remis en cause sur le fondement de l’abus de
dépendance économique[25] ?
Ces seuls exemples laisseraient à penser que les juristes français pourraient,
à l’avenir, être confrontés à un nouveau sujet de réflexion : celui de
l’altération du droit des procédures collectives par le droit des contrats.
[1] M.-H. RENAULT, « La déconfiture du
commerçant - Du débiteur sanctionné au créancier victime », RTD. com. 2000.533.
[2] On attribue à l’Empereur du Saint Empire romain
germanique Ferdinand 1er cette injonction terrible : fiat justicia
pereat mundus [Que justice soit faite, le monde dût-il en périr].
[3] M-H. MONSERIE, Les contrats dans le redressement judiciaire et la liquidation
judiciaire, Bibliothèque de droit de l’entreprise, 1994 ; E. JOUFFIN, Le sort des contrats en cours dans les
entreprises soumises à une procédure collective, thèse Paris, LGDJ, 1998. V. aussi : Y. GUYON, Le
droit des contrats à l’épreuve du droit des procédures collectives, in .Mélanges J. Ghestin, p. 405.
[4] E. JOUFFIN, Le
sort des contrats en cours dans les entreprises soumises à une procédure
collective, op. cit., n° 121.
[5] Art. L. 622-14 C. com.
[6] A. MARTIN-SERF, « Les contrats en cours avant
option de l’administrateur » , RJ
com. nov. 1992, n° spécial, p. 9.
[7] S’agissant des contrats bancaires, v. :
Cass. Com. 8 déc. 1987 : JCP G 1988,
II.20927, note M. JEANTIN.
[8] Art. 1193 C. civ.
[9] Art. 1219 C. civ.
[10] B. FAGES, Droit
des obligations, LGDJ, 6e éd., 2016, n° 286.
[11] Art. L. 622-14 C. com.
[12] C’est une dérogation à l’article L. 145-8 alinéa
1 du Code de commerce, aux termes duquel « le droit au renouvellement du bail
ne peut être invoqué que par le propriétaire du fonds qui est exploité dans les
lieux ».
[13] La règle est désormais posée à l’article 1216 du
code civil.
[14] En ce sens, v. B THULLIER, « Cession
judiciaire des contrats et loi de sauvegarde de l’entreprise : moins de
pouvoirs pour le juge », D. 2006.130.
[15] art. L. 661-6, III, C. com.
[16] V. dernièrement : Cass. com., 1er
mars 2016, n° 14-14716, JCP E,
2016.1465, note Ph. PETEL.
[17] V. toutefois, sur l’impossibilité de céder le
contrat de franchise : TGI Strasbourg, 20 déc. 2013, n° 2013/003928, BJED mai 2014, p. 167, note F.-X. LUCAS.
François-Xavier Lucas explique, pour justifier la solution, que « la
prestation objet du contrat porte à ce point l’empreinte de la personnalité de
celui qui s’oblige qu’elle ne peut être fournie que par lui et que la cession
de contrat n’a pas de sens et ne peut être ordonnée. Ainsi existe-t-il des
contrats dont la cession est impossible pour la seule raison que la prestation
qui constitue leur objet ne peut être demandée à une autre personne que celle
qui s’est initialement engagée ».
[18] L’affaire Thomson-Technicolor
est emblématique de cette tendance : cette société a fait l’objet d’un des
premiers plans prépacks avant même
que la sauvegarde accélérée et la sauvegarde financière accélérée n’aient été
introduites en droit français. La Cour de cassation a validé ce plan
prépack : Cass. com. 21 février 2012, n° 11-11693, BJED mars 2012, p. 78, obs. R. DAMMANN et G. PODEUR.
[19] Art. L. 611-1 C. com.
[20] Art. L. 611-11 C. com.
[21] V. not. : F. PEROCHON et H. BOURBOULOUX,
« La procédure de sauvegarde et ses variantes », Rev. procédures collectives, juill. 2014, dossier 30.
[22] Art. L. 611-7 C. com : « « peut être chargé, à la demande du
débiteur et après avis des créanciers participants, d'une mission ayant pour
objet l'organisation d'une cession partielle ou totale de l'entreprise qui
pourrait être mise en œuvre, le cas échéant, dans le cadre d'une procédure
ultérieure de sauvegarde, de redressement judiciaire ou de liquidation
judiciaire ».
[23] Art. 1223 C. civ.
[24] Art. 1195 C. civ.
[25] Art. 1143 C. civ.