Entre idéal de neutralité technologique et réalité d’une mutation sémantique :

analyse des catégories juridiques

du droit français de la communication

par Marcel MORITZ, Maître de conférences HDR en droit public à l’Université Lille Nord de France, CERAPS CNRS — Avocat au barreau de Lille.

Les grandes catégories juridiques, ou summa divisio, constituent des repères majeurs dans la construction d’un système normatif. Ces catégories éclairent et guident le juriste, structurent sa pensée. Elles contribuent également parfois à rendre le droit plus aisément compréhensible pour le novice. Mais ces catégories juridiques suscitent aussi des critiques. On leur reproche leur manque de cohérence, leur dimension réductrice. Comme les œillères d’un cheval, elles aident à tenir le cap, mais restreignent singulièrement le champ de vision. Le dualisme de notre droit français, qui oppose parfois droit public et droit privé comme si ces deux catégories juridiques étaient réellement totalement hermétiques, l’illustre avec force1. Ce dualisme peut sembler éloigné du questionnement entourant les catégories juridiques du droit français de la communication, mais ce n’est pas réellement le cas. En effet, les enjeux du droit de la communication remettent en cause certaines catégories juridiques préexistantes, et notamment la dichotomie entre droit public et droit privé que nous venons d’évoquer. Si l’on prend l’exemple de la télévision, on constate qu’il n’existe pas, de toute évidence, de droit de la «télévision», en tant qu’objet. Il existe un droit de la réglementation des programmes, un droit spécifique de la publicité et du financement, un droit relatif à l’utilisation des ondes hertziennes, un droit relatif à la réglementation du secteur par une autorité administrative indépendante dédiée, un droit de la concurrence appliqué à la communication audiovisuelle, un droit du secteur public de la communication audiovisuelle, un droit de la production audiovisuelle, etc. Coexistent donc diverses catégories de normes qui s’appliquent tous à cet objet familier qu’est la télévision, et qui ne relèvent pas exclusivement du droit privé ou du droit public, mais tantôt de l’un et tantôt de l’autre.

Si l’on intègre la question de l’évolution des technologies dans ce débat sur la place des catégories juridiques en droit de la communication, la complexité croît encore. En effet, le principe de neutralité technologique voudrait que le droit soit indifférent aux évolutions technologiques. Si cette solution est simplificatrice, elle se heurte toutefois à des contraintes pratiques qui imposent parfois une mutation profonde du droit positif et des catégories qui le structurent. Aux débuts de la popularisation d’Internet, la question de la création d’une nouvelle catégorie juridique au sein du droit de la communication s’est ainsi posée, en France comme dans de nombreux autres États. À cette époque, c’est à dire à la fin des années 1990, le droit français connaissait deux grandes catégories de communications au public : celle audiovisuelle, soumise à la loi du 30 septembre 19862 modifiée, et la presse écrite, soumise à la loi du 29 juillet 18813 laquelle est également applicable en grande partie aux autres formes d’expression (discours publics, affichage, tracts, etc.). Fallait-il remettre en cause cette suma divisio du fait du développement d’Internet? Dans un premier temps, le législateur et les juges ont retenu une option simplificatrice, consistant à tenter d’appliquer le droit préexistant à Internet. Option simplificatrice peut-être, mais qui s’est rapidement révélée utopique. S’en est suivie une réforme des catégories juridiques du droit de la communication, en deux phases principales : la naissance, en 2004, de la catégorie juridique de la communication au public en ligne puis celle des services de médias audiovisuels à la demande en 2009. Aujourd’hui, il est permis de se demander si cette évolution est parvenue à maturité ou s’il conviendra, au contraire, de faire encore évoluer ces catégories.

Après avoir pris conscience de la nécessité d’une évolution des grandes catégories qui le structurent, le droit français de la communication a donc muté en adoptant une nouvelle suma divisio (§ 1), sans que cela ne résolve toutes les difficultés soulevées (§ 2).

§ 1 – Du refus d’une redéfinition des catégories juridiques du droit français de la communication vers une inévitable mutation

Notre droit positif évolue souvent en décalage avec les technologies qu’il doit encadrer. Le développement d’Internet comme média de masse dans un contexte normatif de droit commun l’illustre (A). Mais cette utopie a pris fin en 2004, avec une refonte des grandes catégories de notre droit de la communication (B).

L’idéal d’une neutralité technologique : l’application du droit préexistant au réseau Internet

La redéfinition des catégories du droit français de la communication audiovisuelle ne s’est pas faite sans mal, principalement parce que l’expansion d’Internet comme outil de communication au public de médias audiovisuels a été très largement sous-estimée. Cet aveuglement a touché jusqu’aux spécialistes mêmes de ces médias. Un exemple l’illustre avec force : le 14 octobre 1999, le Conseil supérieur de l’audiovisuel organisait une journée d’étude consacrée au thème «communication audiovisuelle et Internet». Lors de cette journée, un intervenant, Alain Le Diberder, directeur des nouveaux programmes de Canal+, déclara : «Internet est un manchot en matière de distractions. […] Quand on dit qu’Internet menace la télévision, il me semble qu’elle peut encore dormir deux cents ans tranquille. Un équipement avec une souris et un écran où, parfois, apparaît : “error 404 not found” ne constituera jamais un instrument de spectacle […]. À mon avis, en matière de spectacle, Internet n’est utile que comme simple moyen de télécommunication (mise à disposition d’un clip ou d’un cédérom) et non comme média»4.

Il y eut donc une forme de déni, un refus obstiné de prendre en compte les spécificités d’Internet comme instrument de divertissement de masse, comme outil majeur de communication au public. Conséquence directe de cette situation, la loi du 1er août 20005 s’est contentée de considérer la communication au public par Internet comme un simple sous-ensemble de la communication audiovisuelle, avec toutefois un régime de responsabilité propre. Ce faisant, le principe de neutralité technologique était appliqué : l’utilisation du réseau Internet ressemblant, même vaguement, à une forme de communication préexistante, il y fut intégré de force. Quant aux infractions plus proches en pratique des infractions par voie de presse, elles y ont été assimilées par la jurisprudence, cette fois par référence à la loi de 1881. Cette loi a ainsi fait preuve d’une résistance remarquable aux évolutions technologiques. Comme le précise B. Adler6, «si en 1881, il n’est question que des discours publics, des placards, des affiches et bien sûr de la presse écrite, la loi a été appliquée, au cours du siècle, à toutes les inventions nouvelles : la photographie7, la radio8, le cinéma9, le disque phonographique10». C’est donc sans surprise que la jurisprudence a étendu le champ d’application de cette loi aux contenus en ligne. On peut citer à titre d’illustration un arrêt rendu par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 27 novembre 200111, transposant au réseau Internet une solution déjà connue en matière de services télématiques. Cette jurisprudence est topique d’une logique d’assimilation jurisprudentielle d’Internet aux technologies préexistantes, en l’espèce le minitel. Si la jurisprudence a donc très largement adapté la lecture du texte aux évolutions techniques, la loi de 1881 a également subi certains aménagements lui permettant d’appréhender ces évolutions. Ainsi, l’article 23 de la loi, sur les crimes et délits commis par voie de presse, a-t-il été complété en 198512 afin de prendre en compte les moyens de communication audiovisuelle suite à l’ouverture progressive du marché de la radio et de la télévision à partir du début des années 1980. De même, la loi du 21 juin 200413 a adapté la cascade spécifique de responsabilité de l’article 93-3 de la loi du 29 juillet 198214 sur la communication audiovisuelle pour l’étendre aux infractions commises par tout moyen de communication au public par voie électronique.

On relève donc une quasi-tradition législative : laisser dans un premier temps, par souci de simplification, le droit préexistant régir un domaine nouveau. En ce sens l’Internet ne constitue pas une exception : n’oublions pas qu’entre l’invention de l’imprimerie par Gutenberg au milieu du XVème siècle et la loi fondatrice de 1881 sur la presse, il aura fallu attendre plus de 4 siècles. Entre les premières émissions de télévision en France dans les années 30 et la loi fondatrice du 30 septembre 1986 il aura fallu attendre une cinquantaine d’années…

Mais, très rapidement, l’assimilation forcée de la communication au public par Internet dans la catégorie de la communication audiovisuelle a fait l’objet de critiques compréhensibles. La mission du CSA ne pouvait ainsi être raisonnablement étendue aux sites Internet, faute notamment de moyens humains et financiers suffisants. Nonobstant la définition large de la communication audiovisuelle, le CSA n’avait ainsi clairement pas vocation à devenir le régulateur de l’Internet15. L’analyse des termes employés par le législateur au sein de l’article 15 de la loi du 30 septembre 1986 le démontre en tant que de besoin. L’emploi des termes de «programmes» de «radio», de «télévision» faisait alors référence à un univers de la communication audiovisuelle stricto sensu, auquel les membres du CSA appartenaient par ailleurs dans leur grande majorité. Alors président du CSA, Hervé Bourges le reconnaissait lui-même dans une intervention au forum Multimédias le 20 janvier 2000 :

«Il faut tout d’abord préciser les termes : Internet n’est pas un service de communication audiovisuelle. Internet est seulement un support de diffusion, qui peut être utilisé pour véhiculer des services audiovisuels, de la télévision, de la radio, mais aussi toute autre chose, à commencer par du courrier électronique, des conversations téléphoniques […] ou des services commerciaux, bancaires, et ainsi de suite»16.

Face au développement fulgurant d’Internet, et sous la pression du droit de l’Union européenne, le législateur a donc été contraint de réagir. Il fallait, d’urgence, refondre les catégories du droit français de la communication, notamment pour transposer en droit interne la directive 2000/3117 sur les services de la société de l’information. Tel fut l’objet de la loi pour la confiance dans l’économie numérique.

L’émergence d’un droit spécial : la redéfinition des catégories du droit de la communication au public

La loi pour la confiance dans l’économie numérique (LCEN) de 200418 a profondément modifié la classification juridique des modes de communication en France19. Fut ainsi créée ex nihilo une catégorie générique : la communication au public par voie électronique, élaborée par opposition à la notion de communication privée. Cette notion de communication au public par voie électronique fut elle-même divisée en deux sous-ensembles : d’une part la communication audiovisuelle (principalement la radio et la télévision, quel que soit le support employé), le critère essentiel de cette catégorie étant l’existence d’un public simultané en direction duquel les programmes sont émis; d’autre part la communication au public en ligne (les sites Internet «classiques»), le critère essentiel de cette catégorie étant l’existence d’un échange réciproque d’informations entre l’émetteur et le récepteur20. Il existerait donc pour départager ces deux catégories juridiques, d’un côté, un public passif, soumit à la programmation choisie par l’émetteur, et de l’autre un public actif, maîtrisant parfaitement le moment de la diffusion et pouvant intervenir sur le cours de cette dernière.

Précisons à ce stade, que d’un point de vue juridique, l’appartenance d’un message à l’une ou à l’autre de ces deux catégories est naturellement lourde de conséquences, notamment d’un point de vue économique : les règles applicables à la diffusion du message (quotas de diffusion, protection de la jeunesse, etc.), à la présence de publicité autour ou dans le message, à sa régulation par le CSA, diffèrent ainsi selon la catégorie d’appartenance. Or, s’il existe des hypothèses claires d’appartenance à l’une ou à l’autre de ces deux catégories juridiques, il existe aussi des cas beaucoup plus ambigus. Que faire – par exemple – des sites Internet de télévision de rattrapage? Peut-on tolérer qu’un programme télévisé, dont la diffusion est soumise à de multiples contraintes, en soit libéré pour la simple raison qu’il est diffusé à la demande, en replay, sur Internet? Quid de la neutralité technologique en pareil cas? La pratique a donc révélé, en quelques mois à peine, les limites d’une dichotomie tranchée entre communication audiovisuelle et communication au public en ligne. La sémantique juridique désire parfois des cloisonnements que la réalité lui refuse…

Cet enjeu a notamment été mis en lumière par un arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes du 2 juin 2005, dit Mediakabel21, portant sur le régime juridique des programmes de quasi vidéo à la demande22. Par cet arrêt, accordant une place centrale à l’existence d’un public simultané dans la définition de la communication audiovisuelle, la Cour confirmait le fait qu’il existait différents régimes juridiques applicables en fonction du caractère simultané ou non du public : (i) les programmes audiovisuels classiques, pour lesquels le diffuseur choisi les contenus programmés ainsi que les horaires de diffusion, qui relèvent de la communication audiovisuelle; (ii) les programmes de quasi vidéo à la demande, pour lesquels le diffuseur propose un programme émis à plusieurs reprises à des horaires très rapprochés de manière à offrir une plus grande flexibilité au spectateur. Le moment de la diffusion est alors toujours fixé par le diffuseur et non par le récepteur de sorte que ces programmes relèvent bien de la communication audiovisuelle, ce que la Cour a confirmé dans son arrêt Mediakabel; (iii) les programmes audiovisuels à la demande, pour lesquels le récepteur choisit le moment de la diffusion, et va pouvoir le plus souvent intervenir activement sur le cours de cette diffusion. Ce type de contenu ne relevait assurément plus, à cette époque, du droit de la communication audiovisuelle.

Toutefois, avec le développement des services de télévision de rattrapage, cette solution devenait de plus en plus incohérente, un même programme changeant de qualification juridique selon son mode de diffusion, avec des conséquences majeures quant au droit applicable. Pour les diffusions à la demande, le CSA devenait incompétent, les règles de protection de la jeunesse inapplicable, les incrustations publicitaires admises, etc. Cette solution ne pouvait pas subsister et il ne fallait pas une grande imagination pour concevoir que la plupart des programmes des grandes chaînes allaient, à court terme, devenir accessibles, à la demande, par le réseau Internet et notamment par le biais des box Internet «triples play», libérant les spectateurs des contraintes de la grille de programmation. Dans ce contexte, il devenait parfaitement incohérent qu’un même programme – déjà diffusé sur une chaîne de télévision de flux – change de qualification et de contraintes juridiques du seul fait de sa diffusion à la demande. La création d’une nouvelle sous-catégorie, les services de médias audiovisuels à la demande (SMAD), s’est par conséquent imposée avec la force de l’évidence.

§ 2 – La nécessaire modification des catégories du droit français de la communication par la création des SMAD

Sous la contrainte combinée du droit de l’Union européenne et de la multiplication des services de télévision de rattrapage, les catégories du droit français de la communication ont dû être précisées par le recours aux SMAD (A). Toutefois, la définition de ces derniers peut être débattue, les nouvelles suma divisio ainsi créée n’étant pas à l’abri de toute critique (B).

La redéfinition de la communication audiovisuelle : l’intégration des SMAD

La loi du 5 mars 200923 a redéfini la notion de communication audiovisuelle en y intégrant un nouveau type de services : les SMAD. Ces derniers sont définis de manière obscure comme «tout service de communication au public par voie électronique permettant le visionnage de programmes au moment choisi par l’utilisateur et sur sa demande, à partir d’un catalogue de programmes dont la sélection et l’organisation sont contrôlées par l’éditeur de ce service»24. À cette définition déjà complexe, le texte ajoute immédiatement : «Sont exclus les services qui ne relèvent pas d’une activité économique au sens de l’article 256 A du code général des impôts, ceux dont le contenu audiovisuel est secondaire, ceux consistant à fournir ou à diffuser du contenu audiovisuel créé par des utilisateurs privés à des fins de partage et d’échanges au sein de communautés d’intérêts, ceux consistant à assurer, pour mise à disposition du public par des services de communication au public en ligne, le seul stockage de signaux audiovisuels fournis par des destinataires de ces services et ceux dont le contenu audiovisuel est sélectionné et organisé sous le contrôle d’un tiers»25.

La définition communautaire, telle que résultant de la directive 2007/65 du 11 décembre 200726 est heureusement un peu plus concis. Elle définit les services de médias audiovisuels à la demande comme des services de médias audiovisuels non linéaire, c’est à dire des services de médias audiovisuels «fournis par un fournisseur de services de médias pour le visionnage de programmes au moment choisi par l’utilisateur et sur demande individuelle sur la base d’un catalogue de programmes sélectionnés par le fournisseur de services de médias»27. Cette définition met ainsi l’accent sur un point central : le fait que dans un SMAD, les programmes soient sélectionnés par le fournisseur, l’éditeur, qui porte par conséquent la responsabilité de leur communication au public.

Tel est donc l’état actuel des catégories du droit de la communication au public en France, distinguant d’une part la communication audiovisuelle, incluant les SMAD, et d’autre part la communication au public en ligne. Ce faisant, l’apparence d’une dichotomie simple et cohérence est préservée. Mais cette cohérence n’est-elle pas, en réalité, que pure apparence? Pourra-t-elle survivre de manière pérenne? Telles sont les questions auxquelles nous tenterons in fine de répondre.

Des catégories aux cloisonnements perfectibles : vers une nouvelle redéfinition des catégories de la communication audiovisuelle?

Vouloir préserver des catégories juridiques clairement tranchées est un souhait louable; y parvenir est un défi complexe. À cet égard, deux considérations critiques s’imposent. En premier lieu, nous l’avons dit en introduction, créer des catégories juridiques a pour but essentiel de pouvoir leur appliquer un ensemble homogène de normes. Or, tel n’est pas nécessairement le cas s’agissant des SMAD. Ainsi, le décret du 12 novembre 201028 a soumis ces services à des règles partiellement différentes de celles applicables à la télévision. Pour être précises, ces règles diffèrent selon le type de SMAD considéré : vidéo à la demande par abonnement ou sans abonnement, télévision de rattrapage, service proposant plus ou moins de 10 œuvres cinématographiques ou audiovisuel, etc.29 En somme, la catégorie juridique n’induit pas l’application d’un ensemble commun de normes, mais une pluralité de normes en fonction de sous-catégories d’appartenance. Cela affecte nécessairement la légitimité des grandes catégories juridiques que nous avons évoquées et dont la création a pourtant été si difficile. En second lieu, il est permis de se demander si les définitions retenues pour scinder le droit de la communication audiovisuelle sont elles-mêmes cohérentes. Ainsi, le critère central caractérisant les SMAD, en droit interne comme en droit de l’Union européenne, est – nous l’avons vu – l’absence d’un contrôle par l’éditeur de ce service. Cela exclut donc les géants du partage communautaire de vidéos en ligne (YouTube, dailymotion, etc.) de la catégorie juridique de la communication audiovisuelle. En droit français, l’exception spécifique visant les sites «consistant à fournir ou à diffuser du contenu audiovisuel créé par des utilisateurs privés à des fins de partage et d’échanges au sein de communautés d’intérêts»30 est au demeurant encore plus claire. Cette exception obéit à une logique parfaitement compréhensible au regard des intérêts économiques en jeu. Elle se justifie également par le fait que les autorités nationales de régulation de la communication audiovisuelle n’ont pas les moyens de contrôler tous les sites de partage de vidéos en ligne.

Cette exclusion des sites communautaires de partage de vidéos est-elle pour autant réellement cohérente? Il suffit de fréquenter quelque peu ces sites pour se rendre compte que ces derniers ne sont pas uniquement peuplés de mignons chatons filmés par des particuliers qui souhaitent partager leur béatitude avec la terre entière. De nombreuses vidéos mises en ligne sont des programmes – ou parties de programmes qui ont fait l’objet d’une diffusion préalable à la télévision. Dès lors, est-il cohérent que le droit applicable à ces programmes change, simplement parce que leur support de diffusion n’est plus le même? La neutralité technologique si souvent prônée n’est-elle pas singulièrement mise à mal? À cet égard, la notion de programme pourrait éventuellement trouver à l’avenir une application nouvelle. La directive du 10 mars 201031 définit en son article premier le programme comme «un ensemble d’images animées […] constituant un seul élément dans le cadre d’une grille ou d’un catalogue établi par un fournisseur de services de médias et dont la forme ou le contenu sont comparables à ceux de la radiodiffusion télévisuelle. Un programme est, à titre d’exemple, un film long métrage, une manifestation sportive, une comédie de situation, un documentaire, un programme pour enfants ou une fiction originale». Si un «programme», au sens de ces dispositions, est repris dans un service de vidéo à la demande, pourquoi ne pas y appliquer le droit de la communication audiovisuelle? Après tout, ce droit a été développé en considération de ces programmes, et non de l’entité économique qui procède à leur diffusion. La signalétique jeunesse devrait ainsi indifféremment protéger les mineurs du contenu de certains programmes, que ces programmes soient diffusés sur une chaîne de télévision ou – par exemple – sur YouTube.

Il serait donc possible de modifier la définition de la communication audiovisuelle en y intégrant la référence aux programmes et en posant le principe selon lequel un programme précédemment diffusé sur un support de communication audiovisuelle garderait cette qualification, quel que soit son support ultérieur de diffusion. Cette proposition de bon sens engendrerait toutefois une conséquence majeure : elle obligerait les principaux sites de partage de vidéos à devenir plus actifs, à veiller au contenu audiovisuel mis en ligne. En somme, à risquer de sortir de leur passivité pour assumer leurs responsabilités. Redéfinir la communication audiovisuelle pour y intégrer une prise en compte de la réutilisation de programmes aurait donc pour effet de faire muter le droit applicable à certaines plateformes de partages de vidéos, lesquelles ne seraient plus simplement des hébergeurs quasi systématiquement irresponsables. Mais serait-ce vraiment un mal? C’est là certainement un autre débat…

Conclusion

Cette proposition de définition complémentaire de la notion de communication audiovisuelle comporte une part d’utopie et ne résistera certainement pas aux enjeux économiques du secteur. D’ailleurs, il y a plus de dix, nous proposions déjà une évolution analogue du droit, fondé sur la notion d’émission. À cette époque, où les SMAD n’existaient pas encore, nous avions suggéré cette solution : «Plus globalement, les concepts de programme et d’émission mériteraient pleinement d’être revus tant ils sont porteurs de solutions pour l’avenir. Un programme peut être regardé comme une suite ordonnée d’émissions comportant des images et/ou des sons. À l’inverse, une émission, prise sous son acception la plus commune pourrait être définie comme la plus petite entité constituée d’images et/ou de sons formant par elle-même un ensemble autonome et cohérent (un reportage du journal télévisé, une série policière, un dessin animé constituent en ce sens des émissions). Or, face à ces définitions, on relève que ce qui caractérise pleinement la communication audiovisuelle n’est plus tant l’existence d’un programme que celle d’émissions prises isolément. Plus clairement, l’époque à laquelle le téléspectateur était contraint par les grilles de programmes est en réalité dépassée : avec la multiplication des chaînes et le progrès des méthodes d’enregistrement, notamment le développement des enregistreurs vidéo à disque dur, le choix s’opère désormais par émissions et non plus par programmes de chaînes. Ce qui caractérise donc aujourd’hui la communication audiovisuelle n’est plus l’existence d’un programme. Le programme ne constitue en définitive plus qu’une contrainte que le téléspectateur parvient à dépasser, avec l’aide de la technique, comme il a commencé à le faire avec le magnétoscope. Ce qui attire le téléspectateur, ce sont bien les émissions prises isolément. Ce sont elles qui constituent le plus petit dénominateur commun et indivisible de la communication audiovisuelle. Ce critère de l’émission ne constituerait pas seulement un critère additionnel pertinent de définition de la communication audiovisuelle. Il serait également une aide précieuse pour distinguer communication audiovisuelle et communication en ligne […]»32. Nous concluions alors en indiquant que «Ces notions sont à intégrer d’urgence dans notre définition de la communication audiovisuelle, sous peine de voir les frontières entre modes de communication devenir poreuses. Il ne s’agit pas de rendre le droit de la communication audiovisuelle applicable à tous les contenus diffusés à la demande, loin s’en faut. La plupart de ces contenus, notamment les sites Internet, ne sauraient être qualifiés d’émissions. Il s’agit simplement de prendre acte des progrès techniques et de l’évolution des modes de consommation audiovisuels»33. Force est de constater que si le droit positif a effectivement évolué, il ne l’a pas fait conformément à ce que nous envisagions et proposions. Cela n’a rien de surprenant : proposer des solutions in abstracto est une chose, les rendre compatibles avec les contraintes du marché et des organes de régulation en est une autre. Il n’en demeure pas moins que la complexité actuelle du droit positif applicable aurait peut-être pu être limitée et sa cohérence renforcée.

Au-delà de la question sujette à débats relatifs à la pertinence de l’évolution des catégories du droit de la communication audiovisuelle, un constat s’impose : le caractère essentiel de la sémantique juridique retenue. Quelques mots supprimés ou ajoutés dans une définition peuvent refondre en profondeur des équilibres économiques et juridiques que l’on imagine pourtant immuables. Une légère redéfinition des SMAD permettrait ainsi d’aligner le droit applicable à certains contenus des sites communautaires de partages de vidéos sur celui des télévisions de rattrapage. Cela est-il souhaitable? Est-il encore temps d’y remédier? S’il appartient à chacun de répondre à la première question selon ses propres convictions, la réponse à la seconde question est probablement négative. Aujourd’hui, les SMAD sont, nous l’avons vu, clairement définis par le droit de l’Union européenne. Au regard du caractère transfrontalier de ces services, il ne faut pas s’en émouvoir. Mais cela signifie aussi qu’une redéfinition de ces catégories devient très improbable. Modifier le régime des SMAD pour l’élargir et l’appliquer à certains programmes diffusés par les sites communautaires de partage de vidéos entraînerait une levée de boucliers prévisible de la part des lobbyistes. Telle est peut-être la conclusion – bien peu originale – de ces années d’évolution sémantique des catégories du droit de la communication audiovisuelle : nos catégories juridiques et leurs définitions échappent désormais grandement aux législateurs nationaux. Au profit des instances européennes, mais aussi des géants du web…


1 Sur cet enjeu, v. notamment B. Bonnet et P. Deumier, De l’intérêt de la summa divisio droit public-droit privé?, éd. Dalloz, coll. Thèmes & commentaires, 2010, 298 p.

2 Loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 modifiée relative à la liberté de communication.

3 Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

4 CSA, Communication audiovisuelle et Internet, journée d’étude du 14 octobre 1999, éd. Les colloques du CSA, 1999, p. 22.

5 Loi n° 2000-719 du 1er août 2000, modifiant la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication.

6 B. Ader, «La loi de 1881 à l’épreuve d’Internet», Légipresse n° 142- II, juin 1997, p. 65.

7 Tribunal correctionnel de la Seine, 26 décembre 1895, Dalloz, 96-2-230.

8 Tribunal correctionnel de Bourges, 19 juillet 1934, Dalloz, 1934, p. 121.

9 Cour d’appel de Dijon, 8 janvier 1936, DH, 1936, 137.

10 Cass. Crim. 17 janvier 1971, Bull. Crim. n° 14.

11 Cass. Crim., 27 novembre 2001, Gaz. Pal. 12-14 mai 2002, somm., p. 57.

12 Loi n° 85-1317 du 13 décembre 1985 modifiant la loi n° 82-652 du 29 juillet 1982 et portant dispositions diverses relatives à la communication audiovisuelle.

13 Loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique, article 2.

14 Loi n° 82-652 du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle.

15 Ch. Paul, Du droit et des libertés sur Internet, Rapport au Premier ministre, La documentation française, 2000, pp. 71-78.

16 Propos repris par Ch. Paul, in Du droit et des libertés sur Internet, op. cit., p. 73.

17 Directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur (directive sur le commerce électronique), Journal officiel n° L 178 du 17/07/2000 pp. 1 à 16.

18 Loi n° 2004-575 du 21 juin 2004, op. cit.

19 V. toutefois sur le caractère relatif de cette nouvelle dichotomie : A. Hovine et J. Louvier, «Vers un régime autonome de la communication en ligne ou de l’art du trompe-l’œil dans la société de l’information», Légipresse, n° 217- II, décembre 2004, pp. 143-148.

20 Sur ces nouvelles définitions, v. notamment B. TABAKA, «Éclaircissements autour des définitions des communications électroniques», Revue Lamy droit de l’immatériel, juin 2006, pp. 56 à 59.

21 CJCE, 3ème chambre, 2 juin 2005, Médiakabel BV contre Commisariaat voor de Media, Aff. C-89/04.

22 V. notamment le commentaire de G. Decocq, «Le pay per view est de la quasi vidéo à la demande», in Communication - Commerce électronique, juillet-août 2005, pp. 33-34.

23 Loi n° 2009-258 du 5 mars 2009 relative à la communication audiovisuelle et au nouveau service public de la télévision.

24 Art. 36 de la loi n° 2009-258 du 5 mars 2009.

25 Ibid.

26 Directive 2007/65/CE du Parlement européen et du Conseil du 11 décembre 2007, modifiant la directive 89/552/CEE du Conseil visant à la coordination de certaines dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres relatives à l’exercice d’activités de radiodiffusion télévisuelle, JOUE n° L 332/27 du 18 décembre 2007.

27 Article 1er de la Directive 2007/65/CE précitée.

28 Décret n° 2010-1379 du 12 novembre 2010 relatif aux services de médias audiovisuels à la demande.

29 À cet égard, l’article 1er du décret précité précise par exemple que les dispositions relatives à la contribution au développement de la production d’œuvres cinématographiques et audiovisuelles ne sont pas applicables à l’ensemble des SMAD.

30 Article 36 de la loi précitée n° 2009-258 du 5 mars 2009 relative à la communication audiovisuelle et au nouveau service public de la télévision.

31 Directive 2010/13/UE du parlement européen et du conseil du 10 mars 2010, visant à la coordination de certaines dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres relatives à la fourniture de services de médias, JOUE n° L95 du 15 avril 2010.

32 M. MORITZ, «Le public et la définition de la communication audiovisuelle», Lamy droit de l’immatériel, octobre 2005, p. 31.

33 Ibid., p. 32.