Gouvernements ouverts et

pétitions électroniques 

Quel impact sur les politiques publiques locales?

par Marcel MORITZ, MCF HDR – CERAPS UMR 8026 – Université Lille 2.

 

 

S’il n’existe pas de définition univoque de la notion de gouvernement ouvert, il est généralement admis qu’un gouvernement dit «ouvert» doit permettre aux citoyens d’accéder aux documents et aux procédures afférentes aux politiques publiques[1]. Le but est simple : permettre à ces citoyens de mieux comprendre et contrôler les décisions de leurs dirigeants, nationaux et locaux. Pierre angulaire de la démocratie du XXIe siècle, le gouvernement ouvert aurait une capacité inédite à révolutionner nos modes de gouvernance. Ce n’est ainsi certainement pas un hasard si, aux États-Unis, le Président Obama a, dès son investiture, développé une politique ambitieuse d’open government. Ainsi, le 20 janvier 2009, l’Open Government Initiative, visant à promouvoir une transparence et une ouverture sans précédent des informations de gouvernance[2] fut mise en place. La même année, le 8 décembre 2009, la Maison-Blanche a publié l’Open Government directive, demandant aux Agences fédérales de prendre immédiatement des mesures pour mettre en œuvre et atteindre les étapes clés de la transparence, de la participation et de la collaboration[3]. Cet exemple illustre de notre point de vue l’affirmation croissante de l’importance de l’open government par la sphère politique, dans un contexte de numérisation exponentielle des échanges et des sources d’information.

À l’heure où les individus consomment une quantité exponentielle de données en ligne, les pouvoirs publics ne peuvent que difficilement restreindre l’accès à leurs propres données. L’enjeu apparaît d’autant plus crucial que les citoyens sont aujourd’hui bien mieux informés qu’ils ne l’étaient autrefois s’agissant des mécanismes de prises de décisions politiques. Dans ce contexte, il est aisé de comprendre l’intérêt d’une politique de gouvernement ouvert : cette transparence accrue permettrait de lutter contre la corruption, d’optimiser l’utilisation des fonds publics, d’accroître l’implication des citoyens dans la vie publique; en synthèse de renouveler la démocratie elle-même. Bien plus, un grand nombre de services vont pouvoir émerger grâce à ces données, par exemple pour faciliter l’accès aux services publics voire même pour développer de nouveaux services. En somme, l’ouverture des données publiques est aujourd’hui parée de tant de vertus qu’elle apparaît comme une solution quasi miraculeuse. Ainsi, en France, la récente loi du 7 octobre 2016[4] pour une République numérique accorde une place importante à l’ouverture des données, débutant même par une section 1 intégralement consacrée à l’«Ouverture de l’accès aux données publiques». 

Le citoyen est donc aujourd’hui de mieux en mieux informé, la masse de données mise à sa disposition étant sans précédent dans l’histoire de nos démocraties. Ce faisant, les citoyens peuvent légitimement souhaiter s’impliquer davantage et plus régulièrement dans le processus de décision politique, notamment au niveau local. Corollaire de cette évolution, des sites de pétitions en ligne se sont développés, le plus connu étant change.org, avec plus de 160 millions d’inscrits dans le monde. Or, et ici peut résider un paradoxe de notre point de vue dangereux, les processus de prise de décisions politiques peinent à évoluer. Il est donc permis de s’interroger : un citoyen informé en flux continu peut-il encore accepter de ne s’exprimer qu’aux échéances électorales? N’y a-t-il pas un risque évident de déconnexion susceptible de remettre en cause les fondements de nos démocraties participatives? La crise traversée actuellement par la plupart de nos démocraties ne serait-elle pas due, au moins en partie, à ce constat?

Récemment, en France, une réforme du droit du travail[5] a fait l’objet de vives critiques. La pétition sur le site change.org dirigée contre ce texte, lancée par un collectif de militants associatifs et syndicaux a recueilli plus d’un million de signatures, devenant ainsi un record pour une pétition sur le site en France. Pendant ce temps, le gouvernement décidait de mettre en œuvre la procédure de l’article 49-3 de la Constitution qui permet au gouvernement d’engager sa responsabilité devant l’Assemblée nationale, et donc de faire passer un texte «en force». Dans ce contexte, il est permis de se demander si les garanties offertes par notre système de démocratie représentative sont suffisantes. Bien entendu, nous disposons d’élus au suffrage universel, mais cela suffit-il à écarter le million de personnes qui a souhaité pétitionner contre le texte? Bien plus, est-il acceptable que des structures privées (change.org, mesopinions.com, petitions24.net, petitionduweb.com, petitionpublique.fr, etc.) pallient aux yeux du public une mission qui devrait être assurée par la puissance publique, avec parfois des conditions d’utilisation extrêmement discutables? 

L’enjeu est national, mais aussi local. Un certain nombre d’applications se développent ainsi pour signaler des dysfonctionnements du service public : poubelle qui déborde, trottoir sale ou dégradé, graffitis, etc. Si cela peut aider utilement les élus à améliorer la gestion de leur ville, le risque est que les plaintes des administrés ne soient pas prises en compte, créant des insatisfactions. De cette introduction rapide, il nous semble ressortir un constat et un enjeu pour l’avenir.

Tout d’abord, un constat : mettre des données publiques en ligne ne suffit pas à assurer une politique d’open governement effective. Bien au contraire, le risque est d’engendrer ce faisant une frustration dans l’opinion publique. Quoi de plus désagréable en effet que de savoir sans pouvoir agir? Ensuite, un enjeu pour l’avenir : le développement du droit de pétition, dont nous verrons qu’il est encore souvent largement embryonnaire. Compte tenu des usages et des perspectives technologiques, nous constaterons que le développement de l’e-pétitionnement pourrait être une solution intéressante à plus d’un titre, mais qu’il se trouve aujourd’hui confronté, en France, à des blocages institutionnels.

Pour l’ensemble de ces deux enjeux, le champ d’analyse retenu sera celui des politiques publiques locales. Nous axerons notre approche essentiellement sous l’angle du droit national français, mais ne doutons pas du fait qu’elle pourrait être utilement transposée dans de nombreux autres systèmes.

§ 1 – De l’open data vers l’open government : enjeux locaux d’une mutation électronique

A) Le déploiement de l’open data au sein des collectivités territoriales françaises

À titre liminaire, précisons que le phénomène n’est pas totalement nouveau : les lois du 18 juillet 1837 et du 5 avril 1884 prévoyaient déjà la mise à disposition des actes budgétaires, procès-verbaux, arrêtés et comptes de la commune à destination des contribuables locaux, puis des habitants[6]. Plus proche de nous, la loi n° 78-753 du 17 juillet 1978 est venue poser les principes selon lesquels l’État français et les collectivités territoriales mettent à disposition les informations publiques qu’ils produisent ou collectent. Il en résulte un certain nombre de prescriptions (notamment le principe de gratuité) et de restrictions (exclusion de principe des données à caractère personnel et de celles qui sont l’objet d’un droit de propriété intellectuelle, etc.). Bien plus, les collectivités territoriales de plus de 3 500 habitants, ainsi que les EPCI auxquels elles appartiennent, doivent également, depuis la loi n° 2015-991 du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République[7], rendre accessibles en ligne et offrir à la réutilisation, leurs informations publiques, dès lors qu’elles se rapportent à leur territoire et sont disponibles sous forme électronique. La loi du 7 octobre 2016 est venue préciser ces enjeux, et imposer notamment aux communes de plus de 3.500 habitants, sauf exception, d’ouvrir «Les données, mises à jour de façon régulière, dont la publication présente un intérêt économique, social, sanitaire ou environnemental»[8]. Par ces dispositions législatives successives, l’État a donc entendu fixer un cadre clair aux collectivités territoriales. Plus récemment encore, l’association OpendataFrance a remis, le 17 octobre 2016, un rapport sur l’ouverture des données dans les collectivités locales[9]. Ce rapport constate que les collectivités territoriales ont publié plus de 10 000 jeux de données, couvrant une large part de leurs compétences : budget, délibérations, actes civils, analyses sociodémographiques, description des espaces publics et naturels, équipements, services urbains (transport,), ressources locales, etc. Il relève également que le sujet est parfois mal compris et que l’ouverture des données publiques n’est pas la priorité des collectivités de moins de 10 000 habitants.

Afin d’y remédier, le rapport formule de nombreuses recommandations, telles que la définition d’un socle commun de données qui devront être ouvertes en priorité (budgets, résultats électoraux, plans locaux d’urbanisme, données de transports…) ou la mise à disposition d’une «dotation de données» de la part de l’État, qui permettrait de générer automatiquement la version locale des données nationales déjà ouvertes. Le rapport préconise également de former les agents territoriaux à l’open data et de certifier des formateurs susceptibles d’intervenir dans les formations, via la création d’un «certificat open data». La création d’un observatoire national est recommandée pour évaluer et accompagner le déploiement de l’open data dans les territoires.

Cependant, comme le rappelle la doctrine «les collectivités territoriales n’ont pas attendu l’État pour investir, en véritables pionnières, le champ de la mise à disposition des données publiques»[10]. Ainsi, «l’association Open Data France, créée en 2013 à l’initiative de ces collectivités novatrices, regroupe aujourd’hui une soixantaine d’institutions locales»[11]. Il faut cependant se garder de tout excès de naïveté : en l’état, les politiques d’open data constituent encore trop souvent un simple enjeu de communication pour les élus locaux. Mais tout cela peut n’être qu’apparence : «il n’est pas rare que des portails d’accès ne comportent qu’un volume très limité de données disponibles, techniquement non réutilisables, jamais mises à jour. Le but apparaît alors de lui-même : assurer l’apparition de la collectivité au sein des classements en tous genres (v. l’obsession du ranking), obtenir un label que nos édiles espéreront aussi payant électoralement que celui des “villes d’art et d’histoire” ou des “villes fleuries”...»[12].

L’open data donne donc «indiscutablement de nouveaux moyens de contrôle de l’action publique aux citoyens et participe en cela au renouvellement de la légitimité démocratique»[13]. Mais toutes ces mesures tendent seulement à informer le public, sans pour autant lui permettre de prendre part activement aux décisions publiques. D’où le risque de développement d’une forme de frustration et le glissement vers le défi de l’open governement.

B)Le défi de l’open government et l’exemple du droit de pétition au sein des collectivités territoriales françaises

Au-delà de la simple mise à disposition d’informations aux citoyens, l’open governement suppose, nous l’avons dit, des mécanismes de participation citoyenne. L’Open Government Partnership (OGP), initiative multilatérale qui compte aujourd’hui 70 pays membres, l’illustre parfaitement. Inaugurée en septembre 2011 par huit pays fondateurs (Brésil, Indonésie, Mexique, Norvège, Philippines, Afrique du Sud, Royaume-Uni et États-Unis), l’OGP a été rejointe en 2014 par la France. Se voulant un «lieu de partage de bonnes pratiques»[14], cette institution a ainsi imposé un certain nombre de critères aux Etats souhaitant en devenir membres : pour devenir membre, un pays doit répondre à une série de critères correspondant aux valeurs du Partenariat, et établis selon une méthodologie détaillée sur le site de l’OGP. La combinaison de ces critères permet de déterminer un score d’éligibilité de chaque pays membre. Un pays doit remplir au moins 75 % de ces obligations pour pouvoir rejoindre le partenariat. Il en résulte un accent fort mis sur l’information, plus que sur la réelle participation.

L’actualité confirme cette approche : le 20 septembre 2016, le Président François Hollande prononçait un discours à New York à l’occasion du 5ème anniversaire du partenariat pour un gouvernement ouvert. Publié en ligne – le contraire eut été peu cohérent – ce discours de 3 pages et demi identifie clairement le danger :

«Nous avons besoin d’une société civile qui prenne véritablement en main la démocratie et la démocratie est devenue bien fragile, bien vulnérable. Et il y a un risque que je n’avais pas encore complètement mesuré qui est que ce que nous croyons irréversible puisse être à un moment sujet même de contestation : la démocratie. À la fois parce que les citoyens s’en détournent, la contestent ou ne la comprennent plus, ou considèrent qu’ils peuvent eux-mêmes décider à la place des représentants élus. Quand en plus des extrémistes, des populistes s’emparent de ce désarroi ou utilisent même les peurs pour mettre en cause la démocratie, alors il y a péril»[15].

Mais pour autant, il n’est que faiblement question dans ce discours de participation du public. Tout au plus peut-on relever le développement suivant, bien timide :

«[...] de nombreuses collectivités publiques – la première d’entre elles étant Paris – ont mis en place des budgets participatifs ou en tout cas des consultations qui permettent aux citoyens de dire quelles sont leurs priorités, voire même d’identifier dans le budget un certain nombre de dépenses qui sont décidées par les citoyens eux-mêmes. La ville de Paris l’a donc fait, des régions l’ont fait, des collectivités se sont engagées dans ce processus. Mais nous avons beaucoup à apprendre sur cette méthode-là de co-élaboration des budgets et des décisions.» [16]

Reconnaissons que tout cela reste bien embryonnaire, ce que la doctrine confirme :

«L’horizon du “gouvernement ouvert” paraît en revanche plus improbable. [...] Sans la volonté des exécutifs locaux d’ouvrir à la participation du public les processus décisionnels [...], les promesses, parfois surréalistes, portées par la “démocratie 2.0”, “la citoyenneté augmentée” ou bien, par “l’encapacitation” (empowerment) des citoyens, continueront encore longtemps à n’engager que ceux qui les écoutent»[17].

Cette situation peut notamment s’expliquer, de notre point de vue, par le très faible développement du droit de pétition en droit français. Introduit par la réforme du 28 mars 2003 dans le but d’améliorer l’exercice de la démocratie locale, le droit de pétition n’a entraîné en pratique aucun bouleversement majeur. Certes, l’article 72-1 de la constitution semble prima facie empreint de promesses :

«La loi fixe les conditions dans lesquelles les électeurs de chaque collectivité territoriale peuvent, par l’exercice du droit de pétition, demander l’inscription à l’ordre du jour de l’assemblée délibérante de cette collectivité d’une question relevant de sa compétence».

Mais cette porte ouverte a été largement refermée par le législateur. En effet, l’article L.1112-16 du code général des collectivités territoriales prévoit simplement que :

 «dans une commune, un cinquième des électeurs inscrits sur les listes électorales et, dans les autres collectivités territoriales, un dixième des électeurs, peuvent demander à ce que soit inscrite à l’ordre du jour de l’assemblée délibérante de la collectivité l’organisation d’une consultation sur toute affaire relevant de la décision de cette assemblée. [...] La décision d’organiser la consultation appartient à l’assemblée délibérante de la collectivité territoriale». 

Ce texte présente deux limites importantes :

«D’une part, ce droit est réservé aux seuls électeurs et ne bénéficie donc pas aux étrangers, à l’exception des ressortissants de l’Union européenne en ce qui concerne les pétitions présentées à l’échelon communal. Cette limitation est très discutable s’agissant d’une manifestation de la liberté d’expression qui n’emporte aucun pouvoir décisionnel. Elle rompt avec la tradition républicaine qui a reconnu ce droit à tous les individus. Il en est toujours ainsi des pétitions qui peuvent être adressées aux assemblées parlementaires. Dans la plupart des États de l’Union européenne, ce droit est en général accordé à tous les citoyens nationaux ou étrangers résidant dans le pays; il en est de même du droit de pétition au Parlement européen [...]. D’autre part, alors qu’il était prévu dans le projet gouvernemental, le droit d’obtenir l’inscription obligatoire à l’ordre du jour de l’assemblée délibérante de la collectivité territoriale a été écarté, à l’initiative du Sénat, en raison de la crainte qu’il ne soit utilisé par des groupes de pression minoritaires pour bloquer l’action des élus, notamment s’agissant du référendum décisionnel. La procédure se limite au droit de demander l’inscription à l’ordre du jour.»[18]

Toutefois, ce texte n’exclut pas qu’une collectivité territoriale développe elle-même un mécanisme «concurrent» de «quasi-pétitionnement». Ainsi, la mairie de Paris a souhaité permettre aux Parisiens majeurs de saisir les autorités d’«interpellations» sur des sujets relevant de la compétence de la municipalité ou du département, à la condition qu’elles soient présentées par au moins 3 % d’entre eux. Le préfet de Paris avait déféré cette décision, estimant que ce droit d’interpellation constituait en fait un droit de pétition «déguisé».

Le tribunal administratif de Paris a ainsi jugé que les arrêtés attaqués n’avaient pas le même objet et la même portée que l’article 72-1 de la Constitution.     

«Considérant [...] que l’article 72-1 de la Constitution, tel qu’éclairé par les travaux parlementaires, vise à permettre aux électeurs de demander directement aux assemblées locales, par l’exercice du droit de pétition, de débattre sur l’intérêt ou l’opportunité d’inscrire une question à leur ordre du jour; que, compte tenu des conditions particulières de saisine des organes délibérants et de fixation de leur ordre du jour, que prévoit cette disposition constitutionnelle, l’arrêté attaqué du 11 mars 2010, qui ne tend qu’à permettre au maire de Paris de recueillir, auprès d’une commission constituée à cet effet, un simple avis consultatif sur des pétitions émanant d’un nombre significatif d’habitants majeurs de la commune, avant de décider de leur inscription éventuelle à l’ordre du jour du conseil de Paris, siégeant en formation de conseil municipal, n’a pas le même objet, ni la même portée.»[19]

L’existence d’un mécanisme constitutionnel de pétitionnement encadré ne semble donc pas forcément exclure les initiatives locales analogues, ce que l’on nomme parfois le droit d’interpellation citoyenne. Il existe ainsi désormais à Paris un système de pétition en ligne permettant, par l’intermédiaire d’un site dédié, la saisine du Conseil de Paris dès lors que le seuil de 5 000 signatures de Parisiens majeurs est franchi dans une période d’un an[20]. Cependant, rares sont les communes qui prennent aujourd’hui des mesures pour donner réellement vie à ce droit de pétition ou d’interpellation, qui se trouve par voie de conséquence très rarement mis en œuvre. Rappelons également que la France est un État décentralisé guidé par un principe fort de libre administration des collectivités territoriales. Ces dernières restent donc libres de définir le cas échéant les modalités pratiques de mise en œuvre de l’article L. 1112-16 du CGCT, ou de le laisser reposer dans les tréfonds du Code, dans l’ignorance d’une écrasante majorité d’administrés.

En synthèse, nous l’avons noté, il existe actuellement un décalage entre l’information mise à disposition des citoyens et leur participation au processus de prise de décision, notamment s’agissant de leur capacité d’initiative. C’est alors que le pétitionnement électronique pourrait entrer en jeu et venir répondre à cette frustration.

§ 2 – De la frustration catalysée à la démocratie renouvelée : ambitions et limites du pétitionnement électronique

Le développement du pétitionnement électronique pourrait constituer une issue salvatrice, mais la manière dont il est actuellement mis en œuvre en France soulève un certain nombre de questionnements. En pratique, ce sont les sites Internet d’initiative privée, à but lucratif, qui recueillent aujourd’hui le nombre le plus important de pétitions en ligne, ce qui s’explique par certaines raisons juridiques, mais aussi politiques et sociologiques (A). Restera toutefois in fine à soulever la question de la pertinence du développement de la démocratie participative directe, outil potentiel de déstructuration de la puissance publique (B).

A)La réalité d’un e-pétitionnement essentiellement cantonné aux initiatives privées

Le pétitionnement en ligne ne pose guère de difficultés techniques majeures. Plusieurs Etats ont ainsi développé de tels mécanismes[21], le plus connu étant le programme «Today I decide» mis en place par le gouvernement estonien en 2001. Ce programme permet à tout citoyen de soumettre une proposition de loi qui sera ensuite discutée par les internautes puis transmise au ministère compétent si une majorité de votes positifs est recueillie sur le texte. De la même manière, en Écosse, le Parlement a créé un forum sur lequel peuvent être adressées des pétitions électroniques qui seront ensuite examinées par une commission parlementaire dédiée. Le Bundestag allemand et l’assemblée du pays de Galles ont suivi cet exemple, respectivement à partir de septembre 2005 et d’avril 2008.

Les possibilités de pétitionnement électronique ont donc été exploitées par de nombreux États, et ce depuis désormais plus d’une décennie. Mais au niveau local, les techniques de pétitionnement électronique apparaissent, comme nous l’avons souligné, largement embryonnaires. Ces pratiques, qui pourraient être utilement mobilisées dans le cadre de la ville intelligente au soutien d’une nouvelle forme de démocratie participative ne sont guère mises en œuvre par les personnes publiques au niveau local. Si l’on prend l’exemple précité de la ville de Paris, on constate que le mécanisme de pétition en ligne n’est que faiblement mis en œuvre. La pétition la plus populaire présente sur le site porte sur l’installation de ralentisseurs dans une rue bien déterminée et avait recueilli en décembre 2016 quarante-neuf signatures, ceci depuis le 1er décembre 2015. Quant à la pétition en ligne demandant le retour à l’ancien tarif du stationnement résidentiel, elle a recueilli vingt signatures dans la même période. Voilà qui est particulièrement surprenant lorsque l’on sait à quel point l’enjeu du stationnement payant est à Paris un sujet brûlant! Comment expliquer cette situation pour le moins étrange? Une première raison nous semble juridique, l’autre plus politique et sociologique.

En premier lieu, sous un angle juridique, nous l’avons constaté, le Tribunal administratif de Paris a validé le mécanisme d’interpellation en ligne proposé par la Ville, malgré le fait qu’un tel dispositif se place en dehors de la procédure prévue par l’article 72-1 de la Constitution. Cependant d’autres collectivités territoriales ont vu des dispositifs analogues censurés[22]. Ainsi, la région Rhône-Alpes avait créé un mécanisme d’interpellation ouvert aux personnes majeures, résidant dans cette région depuis un an, et dont le nombre devait être au moins égal à 1 % des électeurs inscrits sur les listes électorales. Ces personnes pouvaient demander au président du conseil régional d’inscrire à l’ordre du jour d’une réunion du conseil régional un rapport relatif à toute affaire relevant de la décision dudit conseil.

Contrairement au Tribunal administratif, la Cour administrative d’appel de Lyon[23] a annulé la délibération mettant en place le droit d’interpellation.

«La cour a considéré qu’en réservant ce droit de pétition aux personnes résidant dans la région depuis un an et non aux électeurs de cette région, la délibération, qui excédait par ailleurs les pouvoirs du conseil régional, méconnaissait les dispositions de l’article 72-1 de la Constitution et de l’article L. 1112-16 du CGCT.»[24]

Cette solution a également été adoptée par la Cour administrative d’appel de Versailles[25], laquelle a estimé que le département avait illégalement mis en place un droit de pétition tel que prévu par l’article 72-1 de la Constitution :

«que, par son objet et ses modalités, ce droit qui vise à permettre, sur initiative populaire, de demander l’inscription d’une question à l’ordre du jour de l’assemblée délibérante de la collectivité sans que cette inscription soit de droit, ne peut être regardé comme un droit différent du droit de pétition institué par l’article 72-1 précité de la Constitution, contrairement à ce que soutient le département».

Or, le conseil général était incompétent pour ce faire : «en adoptant les délibérations litigieuses, qui ont notamment pour effet d’étendre ce droit à des habitants non électeurs, le département de l’Essonne a méconnu les articles précités de la Constitution qui réservent au législateur le droit d’intervenir dans cette matière». Il faut donc en conclure qu’«aujourd’hui l’état du droit positif semble [...] s’opposer à la création d’un droit d’interpellation citoyenne, sauf peut-être dans le respect des seuils fixés par l’article L. 1112-16 du CGCT. Cependant, ceux-ci sont en pratique trop élevés»[26].

En second lieu, sous un angle plus politique et sociologique, force est de constater qu’il existe un décalage entre les mécanismes d’e-pétitionnement institutionnalisés (fort rares en France) et les sites de pétition en ligne «privés», «non institutionnels», qui se sont multipliés. Cela s’explique de notre point de vue par le fait que les mécanismes pétitionnaires institutionnalisés, lorsqu’ils existent, sont généralement cantonnés à des mécanismes non dématérialisés. Mais peut-on le reprocher aux collectivités territoriales alors même que le législateur paraît extrêmement réticent à développer ces nouvelles formes d’expression en ligne? Ainsi, la loi n° 2014-173 du 21 février 2014 de programmation pour la ville et la cohésion urbaine, énonce, en son article 1er, que la politique de la ville «s’inscrit dans une démarche de coconstruction avec les habitants, les associations et les acteurs économiques». On pourrait donc croire que cela se traduirait par des mécanismes de pétition, d’interpellation. Il n’en est rien. L’article continue de la manière suivante, précisant que cette «coconstruction» doit notamment s’appuyer «sur la mise en place de conseils citoyens, selon des modalités définies dans les contrats de ville, et sur la coformation». L’article 7 de la loi prévoit l’instauration dans chaque quartier prioritaire de la politique de la ville d’un «conseil citoyen», ayant des attributions relatives à la politique de la ville et pouvant gérer des «fonds de participation des habitants» destinés au financement de projets d’initiative populaire. Le conseil citoyen est composé de représentants d’associations, d’acteurs locaux, mais aussi «d’habitants tirés au sort dans le respect de la parité entre les femmes et les hommes»[27]. En somme, nous restons ici dans une logique de représentativité finalement très classique, bien éloignée de la participation électronique à laquelle aspire une partie importante de la population.

À cette situation s’ajoute le fait que les rares mécanismes de pétitionnement en ligne sont très peu utilisés. Faiblement médiatisé, le mécanisme d’e-pétitionnement parisien est ainsi purement et simplement ignoré d’une écrasante majorité d’habitants de la capitale, nous l’avons vu. Est-ce à dire que le parisien ne pétitionne pas en ligne? Probablement pas. Simplement, les pétitions sont généralement recueillies par des sites privés, où elles constituent le plus souvent des simples «défouloirs» sans avenir normatif. Certains de ces sites connaissent un succès important (change.org, mesopinions.com), d’autres un succès plus relatif. Si l’impact politique de ces sites est généralement limité, leur politique d’exploitation des données à caractère personnel, généralement sensibles, mérite d’être précisé. Ainsi, sur change.org, par exemple, on trouve une logique de valorisation classique.

L’article 2 des conditions générales d’utilisation dispose :

«Nous personnalisons nos services en vous présentant des pétitions, des campagnes et des annonces qui seront adaptées pour vous, selon les informations dont nous disposons. Nous pourrions également vous adresser des communications promotionnelles qui seraient susceptibles de vous intéresser».

En d’autres termes, adresser au pétitionnaire de la publicitaire ciblée.

L’article 3 permet un usage plus large encore des données :

«Si nous obtenons votre autorisation, nous partagerons des informations vous concernant avec nos annonceurs, y compris votre adresse e-mail, votre adresse postale et la pétition que vous avez signée. Nous pourrions également communiquer votre numéro de téléphone à condition que vous nous y autorisiez par un consentement spécifique et distinct. L’annonceur pourra alors utiliser ces informations pour communiquer avec vous et vous adresser des messages promotionnels susceptibles de vous intéresser. Nous ne contrôlons pas le contenu et la fréquence des communications envoyées par nos annonceurs».

L’ensemble des services étant soumis à la loi californienne, en parfaite violation du droit positif applicable[28].

Mais certains sites vont bien plus loin en se revendiquant comme étant de véritables services publics, alors même que leurs pratiques sont juridiquement discutables. Ainsi, le site petitionpublique.fr annonce fournir «l’hébergement en ligne gratuit pour les pétitions publiques. Notre objectif est de proposer un service public de qualité pour tous les citoyens français». Mais aucune condition générale d’utilisation n’est mentionnée, ni aucune politique en matière d’utilisation des données. Quant au Whois, il révèle un enregistrement anonyme et un contact technique à Nassau, Bahamas. Voilà qui n’est pas fondamentalement rassurant s’agissant du destin des données à caractère personnel collectées. De telles pratiques sont de notre point de vue critiquables; la question est de savoir s’il serait possible d’y remédier en institutionnalisant davantage les pratiques de pétitionnement en ligne. Cela pose la question du déploiement éventuel d’une démocratie locale directe renouvelée.

B)La chimère d’une démocratie locale directe?

Pour terminer cette analyse, il nous semble essentiel de nous interroger sur l’évolution des pratiques démocratiques qui pourrait être induite par le développement des pétitions en ligne. S’agit-il simplement d’une nouvelle forme de revendication, dans laquelle la population prend le clavier au lieu de prendre la rue? Est-ce au contraire une nouvelle forme d’exercice de la démocratie qui corrigerait finalement les insuffisances d’une démocratie par intermittence, réduisant la citoyenneté aux seules élections? Certains auteurs penchent pour la seconde solution et estiment que serait ainsi créée une forme de démocratie continue, dans laquelle la continuité serait impulsée non pas par le haut, mais directement par les citoyens[29]. Bien plus, la cyberdémocratie amoindrirait également la séparation entre les gouvernants et les gouvernés en facilitant le lien entre eux[30].

La tentation est certaine, mais il faut se garder probablement de tout excès dans la sacralisation de ces nouvelles pratiques, pour deux raisons.

La première raison repose sur le fait que cette démocratie directe n’est finalement pas si différente de celle que nous connaissons actuellement. Lorsqu’un administré se rend en mairie, demande à rencontrer le maire, lui adresse éventuellement un courrier, il pratique déjà une forme de démocratie directe - certes souvent centrée sur ses propres enjeux –, mais sans utiliser d’interfaces technologiques. Avec le pétitionnement électronique, de telles pratiques sont étendues et facilitées. Mais est-ce vraiment une bonne chose ?  Indéniablement, cela correspond à une évolution des mœurs, un besoin d’immédiateté dans la réaction politique. Pour autant, on peut s’interroger sur la qualité des décisions qui seraient ainsi prises. On le sait, l’immédiateté décisionnelle n’est pas forcément garante de qualité, bien au contraire. En outre, le management public n’est pas chose aisée. Il repose sur des contraintes (budgétaire, humaine, juridique) que la population ignore en grande partie.

La seconde raison tient dans le fait que cette démocratie directe peut constituer un véritable danger pour la démocratie. En ces temps où la confiance dans les élus est de moins en moins forte, la population peut être amenée à penser qu’elle n’a fondamentalement plus besoin de ces derniers et qu’elle est parfaitement à même de s’autogérer par le recours aux nouvelles technologies. C’est donc la puissance publique qui elle-même se trouve menacée par cette pratique. Dans la ville intelligente de demain, la puissance publique est déjà menacée à de nombreux égards. Ainsi, si les pouvoirs de police administrative ne sont pas susceptibles d’être délégués à des personnes privées, les solutions de surveillance intelligente se développent et permettent indirectement de contourner l’interdiction de délégation, puisqu’il n’est plus question de confier la surveillance à une entreprise privée, mais à un algorithme développé par cette entreprise privée. Il en résulte que les personnes publiques perdent de leur autorité, de leur légitimité à assurer l’intérêt général. Si, à l’avenir, les processus décisionnels eux-mêmes sont dématérialisés et confiés à la population, que restera-t-il à la puissance publique? Si l’on voulait quelque peu caricaturer et finir sur une note apocalyptique, on pourrait dire que Cisco, IBM, Google proposent déjà des solutions très intéressantes en ce qui concerne la gestion des transports, de l’eau, du trafic routier. Mais ces entreprises ont encore besoin aujourd’hui que les pouvoirs publics leur fassent confiance et leur attribuent des contrats de concession ou de partenariat. Demain, légitimées par une forme de démocratie participative en temps réel, rien n’indique que cela sera encore le cas...

Bibliographie sommaire indicative

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Oberdorff H., La démocratie à l’ère numérique, Presses universitaires de Grenoble, 2010, 205 p.

Orsi L., La démocratie électronique avec Internet, Éditions universitaires européennes, 2016, 72 p.

 



[1] D. Lathrop, L. Ruma, Open Government: Collaboration, Transparency, and Participation in Practice, éd. O’Reilly, 2010, 432 p.

[2] [www.obamawhitehouse.archives.gov/open].

[3] [www.fcc.gov/general/open-government-directive].

[4] Loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique.

[5] Loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, dite loi «El Khomri».

[6] Art. L. 2131-1 et L. 2121-26 du CGCT.

[7] Art. L. 1112-23 du CGCT.

[8] Art. L. 312-1-1 du CRPA.

[9] Disponible sur : [www.opendatafrance.net].

[10] S. Manson, « La mise à disposition de leurs données publiques par les collectivités territoriales », AJDA, 2016, p. 97.

[11] Ibidem.

[12] Ibid.

[13] L. Cluzel-Métayer, «Les limites de l’open data», AJDA, 2016, p.102.

[14] [https://www.etalab.gouv.fr/ogp].

[15] Discours du Président François Hollande prononcé le 20 septembre 2016 à New York à l’occasion du 5ème anniversaire du partenariat pour un gouvernement ouvert.

[16] Ibid.

[17] S. Manson, « La mise à disposition de leurs données publiques par les collectivités territoriales », AJDA, 2016, p. 97.

[18] B. Delaunay, « Les décisions du maire de Paris organisant le droit de pétition des habitants sont-elles légales? », AJDA, 2011, p.1026.

[19] TA Paris, 11 février 2011, n° 1014363 et n° 1014364, Préfet de la région d’Île-de-France, préfet de Paris c/Ville de Paris.

[20] [www.petition.paris.fr].

[21] Ch. Bidegaray, «Recherches sur la cyberdémocratie», in La démocratie en un clic?, éd. L’harmattan, 2010, p. 18.

[22] R. RAMBAUD, « Le droit d’interpellation citoyenne. Un angle mort de la démocratie participative locale», AJDA, 2016, p. 22.

[23] CAA Lyon, 24 avril 2012, n° 12LY00203, Préfet de la région Rhône-Alpes

[24] R. Rambaud, «Le droit d’interpellation citoyenne, Un angle mort de la démocratie participative locale», AJDA, 2016, p. 22.

[25] CAA Versailles, 6 nov. 2014, n° 13VE03124, Département de l’Essonne, AJDA, 2015, p. 198.

[26] Ibidem.

[27] J.-Ph. Brouant, Ville et cohésion urbaine. La continuité dans le changement, c’est maintenant!, AJDA, 2014, p. 973.

[28] Par exemple, s’agissant du caractère abusif de la clause attributive de compétence figurant dans les conditions générales de Facebook : TGI Paris, 4ème ch. 2ème sect., ord. juge de la mise en état, 5 mars 2015, Frédéric X/Facebook Inc.

[29] S. Rodota, La démocratie électronique. De nouveaux concepts et expériences politiques, éd. Apogée, 1999, p. 94.

[30] J. Arlettaz, «La révolution numérique est-elle une révolution démocratique?» in La démocratie en un clic? Réflexions autour de la notion d’e-démocratie, op. cit., p. 35.