Les incidences de la dématérialisation des procédures sur
le service rendu aux usagers
par Simon CAQUÉ, président du Groupe
d’étude sur l’administration électronique.
Les progrès des
techniques informatiques apparaissent avoir largement contribué à diffuser au
sein de la société une véritable culture des technologies de l’information et
de la communication. Cette révolution numérique fait émerger de nouveaux
besoins tout en redéfinissant des pratiques préexistantes. Tous les domaines
sont concernés ;
la sphère publique n’est pas en reste. En effet, il
existe de nombreux exemples qui illustrent les apports des technologies de
l’information et de la communication en matière de services publics. Les
usagers peuvent ainsi effectuer un nombre croissant de
démarches en ligne sans avoir à se déplacer. C’est par exemple le cas des
travailleurs indépendants non agricoles pour lesquels les dispositions de
l’article L. 133-6-7-2 du code de la sécurité sociale prévoient qu’ils « sont tenus d'effectuer les déclarations pour le
calcul de leurs cotisations et contributions sociales et de procéder au versement de celles-ci par voie dématérialisée ». Par ailleurs, les nouvelles technologies de
l’information et de la communication permettent aux
administrations de mettre en œuvre des traitements susceptibles d’améliorer
leurs processus en interne. C’est par exemple le cas de la mise en œuvre par la
direction générale des finances publiques (DGFiP) du traitement de données à
caractère personnel dénommé « Diva » qui a pour finalité de « créer une base de données nationale des opérateurs
assujettis à la taxe sur la valeur ajoutée et dispensés de visa des certificats
fiscaux »[1],
laquelle est mise à la disposition des services du ministère de l'intérieur
chargés du traitement des demandes de certificat d'immatriculation des
véhicules.
Si l’on essaye
de réfléchir à ce que recouvre la dématérialisation,
l’on arrive vite à la définition selon laquelle il s’agit d’un acte qui
consiste à dématérialiser. Cela signifie que quelque chose est
rendu immatériel, à savoir dépourvu de matière. Dans
la mesure où la dématérialisation des procédures passe par une
dématérialisation de l’information, la dématérialisation induirait dès lors que
les procédures ou les informations seraient dépourvues de matière. C’est sans
compter sur le fait que ces dématérialisations correspondent en réalité à
des processus de numérisation qui consistent à convertir des informations et
des procédures d’un format initial en un autre qui soit exploitable
électroniquement en informatique ; or, si l’électronique concerne l’électron,
particule élémentaire constituant la matière, et qu’elle permet de traiter des
signaux électriques pour traiter de l’information, alors l’idée qu’il
existerait des procédures dépourvues de matière perdrait quelque peu son sens.
C’est donc par commodité que l’on se réfère à la dématérialisation pour parler
d’une conversion informatique d’informations et de procédures au format
numérique.
Pour aussi
passionnante qu’elle puisse être, la dématérialisation des procédures ne
constitue cependant pas en soi un point d’arrivée ; bien au contraire, il
s’agit pour l’administration non seulement de s’adapter continûment à de
nouvelles contraintes, mais également de saisir de nouvelles opportunités au
service de l’intérêt général. La dématérialisation des procédures est devenue
un mode d’action publique à part entière, comme en témoigne le plan de transformation
numérique de la commande publique 2017-2022[2]
dont l’un des objectifs vise à « simplifier
les usages et diminuer la charge administrative grâce au numérique »[3]
par le biais d’actions telles que la généralisation du dispositif « Dites-le nous une fois »[4] ou
le renforcement de l’usage de la signature électronique[5]. À
cet égard, il apparaît pertinent de s’interroger sur
le fait de savoir si la révolution numérique de façon générale et la
dématérialisation des procédures en particulier rendent l’État plus intelligent,
notamment au service des citoyens.
La question
peut sembler malicieuse, car, de prime abord, la dématérialisation paraît
offrir un horizon infini de possibilités
d’améliorations de l’action publique. Toutefois, parce qu’il
s’agit de l’intérêt général, la nuance doit être de mise. En effet, le
processus de dématérialisation des procédures bénéficie largement aux citoyens
dès lors qu’elle permet à l’administration d’optimiser ses
procédures en interne et d’améliorer le service rendu aux usagers (1). Elle
n’est cependant pas sans comporter des enjeux faisant peser des risques sur le
service rendu aux usagers, que seules des actions volontaristes permettent de
réduire (2).
Au début du xxe siècle, le juriste Louis
Rolland (1877-1956) a théorisé un certain nombre de
principes guidant le service public, que l’on appelle les « lois de Rolland »[6].
Parmi ces principes se trouve notamment celui de continuité du service public
auquel le Conseil constitutionnel a donné une valeur constitutionnelle en 1979[7].
Ce principe ne saurait cependant être détachable d’un autre principe essentiel
dégagé par le Conseil d’État dès 1902, celui de mutabilité du service public[8].
Ce principe permet en particulier à l’administration
d’adapter son action aux évolutions des techniques et des progrès sociaux afin
de répondre aux besoins d’intérêt général. La révolution numérique à l’œuvre
depuis la seconde moitié du xxe
siècle n’est pas sans inciter l’administration à s’adapter à l’utilisation de
plus en plus courante des nouvelles technologies de l’information et de la communication. À cet égard, la dématérialisation
constitue une réponse de l’administration aux défis techniques qu’elle doit
relever pour assurer une continuité adaptée des services publics dans un
contexte d’informatisation croissante de ses procédures.
Les progrès
des techniques en informatique ont toujours suscité un
vif intérêt de la part des pouvoirs publics en général et
de l’administration en particulier. Le projet de système automatisé pour
les fichiers administratifs et le répertoire des individus (SAFARI) révélé par
le quotidien Le Monde le 21 mars 1974[9] et
dont la polémique qu’il a suscitée a abouti à l’adoption de la loi no 78‑17
du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés en
constitue un exemple significatif. Dans les années 1990, l’utilisation
croissante d’internet dans les échanges d’informations à travers le monde a
incité le Gouvernement à lancer en 1998 un programme d’action gouvernemental
pour la société de l’information (PAGSI) qui prévoyait près de 218 mesures
réparties dans six chantiers prioritaires :
éducation, culture, commerce électronique, recherche et innovation, mais
également régulation et modernisation de l’administration. L’objectif était non seulement de moderniser les services publics avec la
mise en œuvre de procédures administratives en ligne, mais également d’adapter
la législation et la réglementation aux enjeux de l’utilisation des nouvelles
technologies de l’information et de la communication aussi bien dans la sphère
privée que dans le secteur public. L’effort budgétaire en faveur du PAGSI a été
de 323 millions d’euros en 1998 et 549 millions
d’euros en 1999[10].
Ainsi, à maintes
reprises, la révolution numérique a permis – elle le permet toujours – à
l’administration de mettre en œuvre des projets d’amélioration de ses procédures grâce à la dématérialisation. Plusieurs exemples importants témoignent de la vigueur de cette activité.
Ainsi, dans le domaine juridique, il est possible de citer le système
d’organisation en ligne des opérations normatives (SOLON) déployé au
printemps 2007 par le Secrétariat général du Gouvernement (SGG)[11]. Ce système a permis de dématérialiser l’ensemble de la chaîne de
transmission des textes normatifs. Cela a renforcé la traçabilité et la
visibilité des textes et a réduit les délais de transmission ; l’ensemble de ces effets
a globalement permis d’améliorer significativement le pilotage normatif au sein
de l’administration. En effet, l’utilisation de cette application par interface
web est aisée ;
quelques heures de formation sont suffisantes pour appréhender l’outil et en
tirer les meilleurs bénéfices en termes d’élaboration et de suivi de la norme.
Dans le domaine budgétaire et comptable, la mise en œuvre par vagues
successives du système d’information Chorus à partir de 2008[12] a
également contribué à mieux adapter la fonction financière de l’État aux
contraintes de la loi organique no 2001-692 du 1er août 2001
relative aux lois de finances ce qui a notamment permis d’améliorer la
visibilité sur la chaîne de la dépense. Toutefois, Chorus a fait l’objet de
plusieurs critiques[13].
En effet, l’un des corollaires du succès du déploiement de Chorus reposait sur
une réingénierie intelligente des processus permettant de professionnaliser et
de rationaliser davantage la fonction financière de l’État, en particulier
grâce à des mutualisations de services – il s’agit par exemple de créer des
centres de services partagés[14].
Cependant, compte tenu de l’ampleur de ce projet
informatique, la mise en œuvre de Chorus ne s’est pas faite sans difficulté.
Ainsi, en 2013, l’Inspection générale des finances (IGF) précise dans un rapport que « les
objectifs initiaux d’amélioration de la qualité budgétaro-comptable, de
simplification de la chaîne de la dépense et d’interministérialisation de la
fonction financière sont encore loin d’être atteints »[15].
Autre exemple, en 2017 la Cour des comptes dans sa certification des comptes de
l’État pour l’exercice 2016 précise que « les modalités actuelles d’utilisation de Chorus
font peser un risque significatif sur la fiabilité des enregistrements
comptables, non compensés par des contrôles automatiques ou manuels suffisants »[16].
Il y a eu bien d’autres critiques, de portée plus
générale, portant notamment sur les délais ou les coûts de mise en œuvre du
progiciel. Il n’en reste pas moins que la mise en œuvre de Chorus est allée
jusqu’à son terme ;
que ce système d’information est opérationnel et que, comme tout système,
celui-ci a vocation à faire l’objet d’évolutions visant à en corriger
d’éventuels effets non conformes aux règles de gestion initiale et à en
améliorer l’utilisation en fonction des retours d’expérience des utilisateurs.
Par ailleurs, le système d’information Chorus a été enrichi de nouvelles
applications par exemple Chorus DT[17]
qui vise à moderniser la gestion des déplacements temporaires d’agents de
l’État, offrant ainsi l’opportunité de simplifier le traitement des indemnités
de missions. Chorus a certes fait l’objet de nombreuses critiques affectant sa
réputation, mais la gestion sur le long terme de ce projet a permis d’en
améliorer globalement son fonctionnement tout en offrant des perspectives de
développement intéressantes pour l’avenir grâce à l’intégration de nouvelles
applications ou l’interconnexion à de nouveaux acteurs.
Si
l’optimisation des processus internes de l’administration portée par la
dématérialisation permet d’améliorer son propre fonctionnement, elle peut aussi
avoir, de façon plus ou moins directe, in fine, une incidence sur le
service rendu aux usagers. En effet, une administration à la fois plus efficace
et plus efficiente est à même de pouvoir dégager des
marges de manœuvre afin de répondre de façon plus attentive aux diverses
sollicitations des citoyens.
Au-delà de
l’optimisation du fonctionnement même de l’administration, la dématérialisation
des procédures témoigne aussi d’une volonté de mieux tenir compte de
l’évolution des usages et des attentes des citoyens au
regard de l’informatisation croissante des relations que l’administration
entretient avec le public. Cette dématérialisation permet à la fois d’améliorer
la transparence, mais tend également à simplifier la vie des usagers.
S’agissant de
la transparence, la dématérialisation permet de mettre à disposition du public,
conformément aux dispositions législatives et
réglementaires qui l’autorisent, une grande quantité d’informations
susceptibles d’être exploitées de diverses manières. C’est
tout l’enjeu des dispositifs de réutilisation de données publiques prévus au
titre II du livre III du code des relations entre le public et
l’administration (CRPA). Ces dispositifs peuvent être spécifiques comme la
réutilisation des données issues du système d’immatriculation des véhicules
(SIV) prévue à l’article L. 330-5 du Code de la route[18] ; ils peuvent également être plus généraux comme
celui qui relève du régime de l’open data dont les jeux de données, sous
licences ouvertes énumérées à l’article D. 323-2-1 du CRPA sont mis à
disposition du public sur le portail géré par la mission Etalab, laquelle fait
partie de la direction interministérielle du numérique et du système d’information
et de communication de l’État (DINSIC).
La
dématérialisation des procédures permet également de faciliter les démarches
administratives susceptibles d’être effectuées par les citoyens, qu’il s’agisse
de l’obtention d’un simple renseignement ou de demandes plus complexes
relatives, par exemple, à l’obtention d’un titre. Dans
le domaine de l’information juridique, la création en 2002 du site internet public Légifrance qui a pour objet de « faciliter l’accès du public aux textes en vigueur
ainsi qu’à la jurisprudence »[19] a
permis de renforcer l’accessibilité au droit. En matière de saisine de
l’administration, les dispositions de l’article L. 112-8 du CRPA prévoient
que toute personne peut adresser à l’administration, « par voie électronique, une demande, une
déclaration, un document ou une information, ou lui répondre par la même voie ». Ces dispositions sont de nature à simplifier
considérablement les relations entre les citoyens et les administrations, sous
réserve, bien évidemment, des nombreuses exceptions prévues par voie
réglementaire[20]
permettant à l’administration de se prémunir, en fonction des domaines, des
demandes potentiellement abusives. En réalité, les domaines concernés par la
dématérialisation des procédures administratives apparaissent si variés qu’il
semble assez ardu de les citer exhaustivement. Plusieurs de ces procédures sont
désormais solidement ancrées dans le quotidien des citoyens
: ce sont par exemple les procédures dématérialisées liées à la carte
d’assurance maladie prévue aux articles L. 161-31 et R. 161-33-1 du
code de la sécurité sociale, dite « carte
Vitale » ; ce sont les procédures qui sont liées à la
déclaration en ligne des revenus pour les particuliers prévue par les
dispositions de l’article 1649 quater
B ter du code général des impôts
(CGI) ; ou encore celles qui permettent à
tout citoyen de déposer une préplainte en ligne pour des faits d’atteinte aux
biens contre auteur inconnu[21].
Si la
dématérialisation des procédures est gage d’améliorations à la fois pour
l’administration et pour le service rendu aux usagers, elle n’en reste pas
moins susceptible d’être source de difficultés qu’il convient d’anticiper aux
mieux afin que la qualité de service ne soit pas dégradée.
Si la
dématérialisation des procédures apparaît comme un
élément permettant d’améliorer significativement l’action publique, elle n’en
reste pas moins parfois susceptible d’interroger sur sa portée quant à sa
capacité à améliorer le service rendu aux usagers.
Tout d’abord,
le tout numérique ne garantit absolument pas que les procédures elles-mêmes ne
soient pas complexes, ce qui peut poser des
difficultés aux citoyens dans leurs relations parfois difficiles avec
l’administration. Ainsi que l’avait souligné le Conseil d’État dans son rapport
annuel de 2016 portant sur la simplification et la qualité du droit[22],
une lecture de l’article 219 du CGI concernant le calcul de l’impôt sur
les sociétés suffit pour se convaincre que la dématérialisation n’est pas
forcément suffisante si l’on souhaite appréhender avec facilité des
dispositions juridiques extrêmement complexes.
Par ailleurs,
le tout numérique est susceptible de laisser de côté
celles et ceux qui n’ont pas accès aux nouvelles technologies. Il s’agit d’une
problématique posée par la fracture numérique, laquelle peut recouvrir une
réalité à la fois géographique et éventuellement
générationnelle. La fracture numérique géographique correspond à des disparités
entre, d’une part des zones bénéficiant d’accès opérationnels à des systèmes de
communications par voie électronique et, d’autre part,
des zones dites « blanches » ne bénéficiant, par exemple, d’aucune couverture
de téléphonie mobile. Cette fracture géographique peut être aisément
quantifiable, ainsi qu’en témoigne l’arrêté du 5 mai 2017 qui classe
541 communes françaises en zones blanches. En revanche, la fracture
générationnelle est un concept qui pose lui-même
question. Il existe en effet des seniors qui sont à l’aise avec les nouvelles
technologies, et il existe à l’inverse parmi les
populations plus jeunes des individus qui peuvent être idéologiquement
réfractaires à l’utilisation de ces nouvelles technologies. Aussi, quelles que
soient les raisons qui expliquent le non-recours aux nouvelles technologies de
l’information et de la communication, il y a toujours
une part d’opérations qui sont réalisées en guichet parce que le citoyen
concerné ne peut ou ne souhaite pas utiliser les téléprocédures qui sont mises
à sa disposition par l’administration.
En
outre, les démarches dématérialisées peuvent parfois faire l’objet de
dysfonctionnements informatiques. Cela apparaît inhérent à la mise en œuvre de tout
projet informatique ;
tout l’enjeu repose ici sur l’appréciation du niveau de criticité de ces
dysfonctionnements et sur la réponse qui peut y être apportée. Si ces
dysfonctionnements sont mineurs et qu’ils peuvent faire l’objet de patchs
correctifs dans des délais rapides, alors les incidences sur le service rendu à
l’usager, notamment lorsque le système consiste par exemple en une
téléprocédure, peuvent être minimes voire passer inaperçus. En revanche,
lorsque les dysfonctionnements sont considérés comme majeurs, les incidences
sur les usagers sont potentiellement plus importantes :
délais rallongés, nécessité de recommencer plusieurs fois la procédure voire
blocage total des demandes. L’ensemble de ces dysfonctionnements peut résulter
d’une mauvaise conception à l’origine, soit par contrainte de temps, soit par
contrainte financière, soit encore par une expression initiale de besoins peu
claire. Ces dysfonctionnements peuvent aussi résulter d’évolutions censées
améliorer le fonctionnement du système ou proposant de nouvelles
fonctionnalités, mais créant ce que l’on appelle en informatique des effets de
bord susceptibles de perturber le fonctionnement nominal du progiciel tel qu’il
était conçu à l’origine.
Ensuite, les
démarches dématérialisées sont souvent tributaires d’une mise en œuvre qui doit
être adaptée aux structures et aux pratiques. C’est la raison pour laquelle le déploiement de grands
systèmes d’information peut être accompagné d’une réingénierie des processus et
de réorganisations structurelles. Cela a été le cas pour Chorus, et ce devait
être le cas pour la mise en œuvre du logiciel unique à vocation interarmées de
la solde (LOUVOIS) dont l’Armée de Terre s’était dotée en 2011. Pour le
déploiement de ce logiciel, les réorganisations ont été mal anticipées, ce qui
a participé, entre autres, à l’échec puis à l’abandon en 2013 du projet LOUVOIS
à la suite de dysfonctionnements importants entraînant le non-paiement de la
solde de plusieurs milliers de militaires.
Enfin,
la dématérialisation des procédures peut poser des enjeux en matière de lutte
contre la fraude.
Cela concerne par exemple les justificatifs que l’usager doit produire pour
obtenir un titre ou un droit. Lorsque l’usager se rend
au guichet d’une administration et qu’il présente de
faux documents, un agent aguerri peut les détecter immédiatement. S’agissant
d’une téléprocédure, et en fonctions des moyens qui auront été octroyés pour
sécuriser celle-ci, deux cas principaux peuvent se présenter :
soit l’application demande de téléverser une copie des pièces justificatives,
lesquelles peuvent être analysées soit systématiquement soit
aléatoirement par un traitement automatisé ou par un contrôle humain a
posteriori ; soit la téléprocédure prévoit,
conformément aux textes qui l’instituent, que l’usager doit pouvoir présenter à
tout moment sur demande de l’administration les documents permettant de
justifier la situation dans laquelle il se trouve et pour laquelle il souhaite
se voir délivrer un titre. Dans les deux cas, l’aversion au risque du potentiel
fraudeur pourrait être d’autant plus basse qu’il se sent en sécurité derrière
un ordinateur et que les contrôles prévus sont effectués a posteriori
et, dans le pire des cas, complètement aléatoirement, ce qui lui permet
d’obtenir un droit indu pendant un certain laps de temps.
Ainsi, il existe de nombreuses situations dans lesquelles la
dématérialisation des procédures ne garantit pas à elle seule l’amélioration du
service rendu à l’usager. C’est pourquoi il apparaît
impératif de procéder à ces dématérialisations avec intelligence afin de ne
porter préjudice ni à l’usager, ni à l’administration.
Afin de
relever les défis que fait peser la dématérialisation des procédures
administratives sur l’action publique, il apparaît
souhaitable d’accompagner l’enthousiasme suscité par les nouvelles technologies
de l’information et de la communication de dispositifs permettant d’atténuer
les risques et de limiter les éventuels abus.
Tout d’abord,
la dématérialisation des procédures doit être accompagnée d’actions de
simplifications. Cette simplification apparaît comme le
corollaire indispensable d’une dématérialisation utile pour les citoyens.
C’est dans ce sens qu’ont été présentées le 17 juillet 2013 plusieurs
mesures constituant un ensemble hétérogène d’actions visant à créer un « choc de simplification ». Parmi ces mesures figurent notamment la
dématérialisation des factures dans le cadre de la commande publique,
l’acceptation de pièces justificatives de domicile comportant un code-barre 2D
(2D-doc)[23]
ou encore la mise en œuvre du principe désormais prévu par les dispositions de
l’article L. 231-1 du CRPA selon lequel « le silence gardé pendant deux mois par
l’administration sur une demande vaut décision d’acceptation » ; évidemment, cette dernière mesure a été assortie de multiples
exceptions, si bien que l’on peut se demander s’il s’agit d’une véritable
simplification. Plus récemment, le projet de loi pour un État au service d’une société
de confiance, no 424, déposé le 27 novembre 2017 sur
le bureau de l’Assemblée nationale et proposant d’instaurer, dans certaines
situations, un droit à l’erreur au bénéfice du citoyen constitue à bien des
égards une nouvelle avancée en matière de simplification, permettant de rendre
l’administration sans doute bien plus bienveillante qu’auparavant.
Ensuite, ce n’est pas parce qu’une démarche a été dématérialisée
qu’elle doit nécessairement constituer le seul point d’accès au service qu’elle
propose. Afin que cette dématérialisation ne soit pas discriminante au regard de la fracture numérique, l’administration doit
proposer à chaque fois que cela est nécessaire des alternatives ou, à tout le
moins, un accompagnement dans la démarche dématérialisée. Cela a par exemple
été fait au ministère de l’intérieur dans le cadre des démarches relatives à la délivrance de titres réglementaires. En 2017,
plusieurs téléservices[24]
ont été créés dans le cadre du plan préfectures nouvelle génération (PPNG)[25]
visant à tirer profit des nouvelles technologies de l’information et de la
communication afin d’offrir un service de meilleure qualité tout en permettant
de recentrer les services déconcentrés sur leurs principales missions, à savoir
la lutte contre la fraude, la gestion de crise, l’expertise juridique, le
contrôle de légalité ou la coordination territoriale des politiques publiques.
Pour pouvoir dégager des marges de manœuvres sur les missions prioritaires des
préfectures et sous-préfectures, ce plan a conduit à
la fermeture de plusieurs services de guichets traitant de demandes relatives
aux titres, et en particulier au certificat d’immatriculation du véhicule.
S’agissant de ce titre, plusieurs dispositions de la partie réglementaire du
code de la route ont été modifiées pour prévoir la transmission des demandes
par voie électronique. Ces modifications ont été portées par le décret en
Conseil d’État no 2017‑1278 du 9 août 2017 portant
diverses mesures de dématérialisation et de modernisation des procédures
relatives à l’immatriculation des véhicules. Les dispositions de
l’article 20 de ce décret créent un nouvel article R. 350-2 au sein
du code de la route prévoyant qu’« À
défaut de pouvoir faire lui-même une démarche par voie électronique, l’usager
peut bénéficier d’un accès à un dispositif connecté au site de la démarche
considérée et d’une assistance numérique, mis en place par l’administration ». Cette disposition peut sembler anecdotique,
mais elle est en réalité fondamentale afin de
permettre un accès de tous les citoyens aux démarches dématérialisées. Elle se
traduit concrètement par la possibilité pour l’usager de se rendre en
préfecture ou sous-préfecture et de se faire assister
par des médiateurs numériques dans un point numérique pour effectuer sa
démarche en ligne.
Au demeurant,
le respect scrupuleux des phases d’élaboration des progiciels apparaît
particulièrement important. Au démarrage d’un projet, l’expression des besoins
doit être la plus claire possible afin que les
développements informatiques répondent précisément à la commande. En cours de
développement, des comités de suivis permettent aux acteurs concernés de faire
le point régulièrement. Lorsque les développements sont terminés, des recettes
rigoureuses doivent permettre balayer exhaustivement l’utilisation du système
conformément au cahier des charges et de corriger les
éventuelles erreurs. En l’occurrence, même si l’administration peut parfois en
manquer lorsqu’elle travaille dans l’urgence, le temps est
de bons conseils. La mise en œuvre de grands projets informatiques dans
l’administration demande une méthode quasi scientifique incompatible avec la
précipitation. La mise en œuvre de grands systèmes informatiques doit également
être accompagnée par une conduite du changement efficace en termes de processus
et de structures, mais surtout en termes humains ; le travail d’explication
et de formation des agents qui auront à travailler avec les nouveaux outils est
primordial pour la réussite de tels projets où les changements de fonctions ou
de missions ainsi que les réaffectations peuvent parfois engendrer des doutes
et donc de la résistance au changement. L’humain tient également encore toute sa place en matière de lutte contre la fraude. En effet, si
de puissants algorithmes permettent d’effectuer des contrôles en masse sur des
flux et des stocks de données numériques, l’œil avisé d’un référent fraude ou
d’un membre des forces de l’ordre sur un dossier déterminé reste toujours un
maillon essentiel dans la détection et dans la lutte contre la fraude. Dans cette
perspective, la puissance de l’algorithme constitue un
outil au service de l’humain. En la matière, comme dans beaucoup d’autres, tout
est une question de moyens, ce qui n’est pas sans
poser difficulté dans un contexte budgétaire fortement contraint.
L’ensemble de
ces enjeux et de ces actions doit pouvoir être
appréhendé de façon satisfaisante par les décideurs publics. Aussi, la
formation initiale ou continue des cadres de l’administration apparaît comme
une composante à part entière du succès des dématérialisations des procédures. Ces formations doivent être adaptées aux enjeux des nouvelles
technologies. Les managers publics doivent être en mesure de pouvoir
décider stratégiquement les grandes orientations des projets informatiques
susceptibles d’être mis en œuvre dans la sphère publique ; choisir par exemple une
interface homme-machine (IHM) plutôt qu’une autre peut avoir des incidences
particulièrement importantes sur le comportement et l’appréciation des millions
d’usagers ayant vocation à utiliser un téléservice.
S’agissant de
la question de savoir si la révolution numérique de façon générale et la dématérialisation des procédures en particulier
rendent l’État plus intelligent, notamment au service des citoyens, il est
possible d’y répondre par l’affirmative. Oui, l’État numérique peut être
intelligent, mais à condition de s’en donner les moyens et
de cultiver cette intelligence. La dématérialisation des procédures est devenue une composante essentielle du pilotage
stratégique des politiques publiques. Les contraintes budgétaires et l’exigence de performance financière ont certes une
incidence majeure dans la priorisation des projets, mais elles ne peuvent pas
constituer le seul critère de la décision publique. Cela est
d’autant plus important que l’horizon des possibilités offertes par l’évolution
des techniques informatiques ne s’arrête pas aux seules procédures
dématérialisées. La révolution numérique n’est pas à son apogée ; si elle a déjà fait
évoluer de nombreux usages et répondu à bien des attentes, de nombreux défis
restent encore à relever pour l’avenir. L’avènement de l’intelligence
artificielle, dont la dématérialisation des procédures n’apparaît constituer
aujourd’hui qu’une première étape, aura des incidences particulièrement
importantes à l’avenir tant dans la conception, l’élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques que dans le
service rendu aux usagers. Ces évolutions techniques majeures posent avec
acuité des enjeux juridiques particulièrement prégnants pour l’administration et son l’action au service de l’intérêt général. À cet égard, la constitution progressive d’un véritable droit
public du numérique trouve toute sa pertinence afin de protéger les citoyens de
dérives susceptibles de porter atteinte à leurs droits et libertés
fondamentaux.
Caqué S.,
« La réutilisation des données issues du
système d’immatriculation des véhicules (SIV) », Revue internationale
des gouvernements ouverts, vol. 5, 2017.
Chaffardon
G., Joye J.-F., La LOLF a dix ans : un rendez-vous (déjà) manqué ?, Revue du
droit public, no 2, 1er mars 2012.
Chignard S., Open data,
FYP Éditions, 2012.
Colin
N., Verdier H., L’âge de la multitude :
entreprendre et gouverner après la révolution numérique, Armand Colin, 2015.
Conseil d’État, De
la sécurité juridique, La Documentation française, 1991.Conseil d’État, Sécurité
juridique et complexité du droit, La Documentation
française, 2006.Conseil d’État, Simplification
et qualité du droit, La Documentation française, 2016.
Lajoumard
D., Chorus : résultats et perspectives, Gestion & Finances publiques,
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Lasserre
B., Chantepie P., Japiot O., L’État et les technologies de l’information :
vers une administration à accès pluriel, La Documentation française, 2000.
Rolland
L., Précis de droit administratif,
Dalloz, 1938.
[1]
[2] Cf. Ministère de l’économie
et des finances, plan de transformation numérique de la commande publique
2017-2022, 11 janvier 2018,
[https://www.economie.gouv.fr/daj/plan-transformation-numerique-commande-publique-2017-2022-est-lance].
[3] Ibidem, p. 6.
[4] Ibidem, p. 21. Par ailleurs,
davantage de précisions sur ce programme peuvent être trouvées sur : Portail de la modernisation de l’action publique,
« Dites-le nous une fois » : un programme pour simplifier la
vie des entreprises, 10 septembre 2014,
http://www.modernisation.gouv.fr/les-services-publics-se-simplifient-et-innovent/par-des-simplifications-pour-les-entreprises/dites-le-nous-une-fois-un-programme-pour-simplifier-la-vie-des-entreprises].
[5] Ibidem, p. 23. Il s’agit de
l’action no 8 visant à « faciliter l’usage de la signature électronique
dans la commande publique et harmoniser les niveaux de certificats de bout en
bout de la chaîne ».
[6] L. Rolland, Précis de Droit administratif, Dalloz, 1938, p. 18.
[7] Conseil
constitutionnel, décision no 79‑105 DC du 25 juillet 1979.
[8] Conseil
d’État, 10 janvier 1902, Compagnie nouvelle du gaz de
Deville-lès-Rouen.
[9] P. Boucher, « Safari » ou la chasse aux Français, Le Monde, 21 mars 1974, p. 9.
[10] Chiffres tirés du rapport de B. Lasserre, P. Chantepie, O. Japiot,
L’État et les technologies de l’information : vers une administration à accès pluriel,
La Documentation française, 2000, p. 26.
[11] Cf. annexe 12 rédigée par M.-C. Dalloz, au
rapport fait au nom de la Commission des finances, de l’économie générale et du
contrôle budgétaire de l’Assemblée nationale sur le projet de loi de finances
pour 2013, p. 51.
[12] Cf. arrêté du 28 juillet 2008
portant création d'une application informatique pour la gestion budgétaire,
financière et comptable de l'Etat dénommée « CHORUS » et aussi D. Lajoumard, Chorus :
résultats et perspectives, Gestion &
Finances publiques, mai-juin 2014, p. 36.
[13] Cf. par exemple la réserve no 1 de la Cour des comptes sur les systèmes d’information financière et comptable de l’État dans la certification des comptes de l’État – Exercice 2008, p. 13.
[14] Cf. par exemple les difficultés de
concilier souplesse de gestion des budgets opérationnels de programme et
réorganisations de structures avec la mise en place de Chorus, sujet évoqué par
G.Chaffardon, J.-F.
Joye, La LOLF a dix ans: un
rendez-vous (déjà) manqué ?, Revue du droit public, no 2, 1er mars 2012,
p. 303.
[15] Inspection générale des
finances, rapport no 2013‑M‑057‑02, Audit sur la fonction
financière de l’État sous Chorus.
[16] Cour des
comptes, certification des comptes de l’État – Exercice 2016, p. 22.
[17] Cf. arrêté du 28 août 2013
portant création d'une application informatique permettant la gestion des
déplacements temporaires des agents de l'Etat dénommée « Chorus déplacements
temporaires »
[18] Sur ce
sujet, voir S. Caqué, « La
réutilisation des données issues du système d’immatriculation des véhicules
(SIV) », in Revue internationale des gouvernements ouverts, vol. 5,
2017, pp. 105-116.
[19] Cf. art. 1 du décret no 2002‑1064
du 7 août 2002 relatif au service public de la diffusion du droit par
l'internet.
[20] Cf. p. ex. les
dispositions du décret no 2016‑1494 du
4 novembre 2016 relatif aux exceptions à l'application du droit des
usagers de saisir l'administration par voie électronique concernant les démarches
effectuées auprès des organismes de sécurité sociale.
[21] Cf. arrêté du 30 novembre 2011 portant autorisation d'un traitement automatisé de données à caractère personnel dénommé « pré-plainte en ligne ».
[22] Conseil d’État, Étude
annuelle 2016 – Simplification et qualité du droit,
La Documentation française, 2016, p. 28.
[23] Cf. p. ex. les
dispositions de l’arrêté du 27 septembre 2013 relatif à la
sécurisation des pièces justificatives de domicile requises pour la délivrance
d'un titre d'identité au moyen d'un dispositif électronique propre à garantir
l'authenticité.
[24] C’est par exemple le cas des demandes de changement d’adresse ou de déclaration de cession concernant le certificat d’immatriculation d’un véhicule (cf. décret no 2017‑1278 du 9 août 2017 portant diverses mesures de dématérialisation et de modernisation des procédures relatives à l'immatriculation des véhicules) ou des demandes relatives au permis de conduire (cf. arrêté du 3 novembre 2017 modifiant l'arrêté du 20 avril 2012 modifié fixant les conditions d'établissement, de délivrance et de validité du permis de conduire).
[25] Cf. Ministère de l’intérieur, Plan Préfecture Nouvelle Génération, 6 décembre 2017 [https://www.interieur.gouv.fr/Actualites/L-actu-du-Ministere/Plan-Prefectures-Nouvelle-Generation].