Nouvelles Solidarités Numériques Européennes : le Projet Toit+Moi
par Elise DEBIÈS, Directrice
des relations internationales de la CNAV, France et Clémence NICOLAUD, 56e
promotion de l’École Nationale Supérieure de Sécurité Sociale (EN3S), France.
La
construction européenne est fragilisée, la fracture entre citoyens et
institutions s’agrandit : il est plus que jamais nécessaire de favoriser
les projets bâtis par et pour les citoyens européens.
L’eurobaromètre
du parlement européen réalisé en mars 2017 révèle que pour 57 % des
Européens, l’appartenance à l’Union européenne est une bonne chose, soit 4
points de plus par rapport au sondage précédent. 74 % des sondés considèrent
que ce qui les rapproche est plus important que ce qui les sépare (+3 points
par rapport à 2016). 70 % (+7) attendent une action renforcée dans le
domaine de la santé et de la sécurité sociale.
Il
faut entendre cette aspiration à plus de solidarité en Europe. L’harmonisation
de la sécurité sociale en Europe prendra du temps, elle est le fruit de
l’histoire et de la culture de chaque État et le principe de subsidiarité est
en phase avec la réalité actuelle. Mais si l’Europe n’est pas incarnée par ses
citoyens, comment espérer qu’ils fondent en elle leurs espoirs d’avenir ?
Dans
ce contexte européen favorable, l’aspiration à plus de solidarité est en outre
favorisée par la culture d’Internet et du numérique, qui permet de nouvelles
formes de partage. C’est la puissance des individus en réseaux.
La
sécurité sociale doit se réinventer et investir les potentiels du
numérique : c’est l’ambition du projet européen de cohabitation
intergénérationnelle « Toit+Moi ».
À sa création, la Sécurité sociale fonde un système de
solidarité qui dépasse les mécanismes familiaux ou professionnels sur lesquels
reposait la société française d’Avant-Guerre. Mais aujourd’hui, la solidarité
nationale promue historiquement ne semble plus suffire à combler l’aspiration
au renforcement du lien social entre les citoyens.
En effet, les mutations de la solidarité sont
protéiformes et certaines sont davantage susceptibles de s’exonérer d’une
dimension verticale, pour devenir plus collaboratives. Les « nouvelles
solidarités » recouvrent un champ vaste, mais beaucoup ont pour point
commun de mettre en relations les individus directement les uns avec les autres
par l’intermédiaire de plateformes numériques. Ce changement de perspective
pourrait proposer une façon nouvelle d’envisager le service public de la
Sécurité sociale, quelle que soit la branche concernée.
C’est pourquoi, pour continuer de répondre au mieux
aux besoins de la population, la Sécurité sociale doit de nouveau dépasser les
mécanismes historiques de solidarité et davantage accompagner leurs nouvelles
formes.
C’est pour prendre en compte ces possibilités
techniques favorisant l’émergence de nouvelles solidarités que la Caisse
nationale d’assurance vieillesse (Cnav), premier
régime obligatoire de retraite en France, impulse un projet de plateforme
numérique qui permettra de mettre en relation des personnes retraitées qui
disposent d’une chambre libre avec des étudiants, apprentis ou jeunes
volontaires « Erasmus+ ». C’est un toit en échange d’une présence
régulière. Le projet « Toit + Moi » encourage les solidarités qui
dépassent à la fois les institutions nationales et les frontières
intra-européennes. Des binômes retraités/jeunes européens peuvent se créer
grâce à la plateforme numérique, qui sans elle, n’auraient jamais vu le jour.
En tant que service de la sécurité sociale, la
plus-value de « Toit+Moi », par rapport à
des services comparables disponibles sur le marché, consiste à garantir la
confiance des jeunes et des retraités dans le service, par l’utilisation
d’identifiants numériques institutionnels, par le stockage sécurisé des données
personnelles et par l’accompagnement personnalisé des retraités et des jeunes
par les Caisses régionales de retraite (Carsat) ainsi
que par les associations et acteurs partenaires du projet.
Le lien civique des séniors et l’accueil des étudiants
étrangers sont deux domaines où les besoins sont forts, et où la sécurité
sociale peut améliorer l’existant.
En outre, sans verser dans la caricature, il existe
une tendance chez les jeunes de plusieurs pays européens à s’engager
bénévolement au service d’une cause citoyenne. Par exemple, beaucoup de jeunes Allemands
et Autrichiens effectuent des services civiques[1]. Des
mouvements politiques grecs ou espagnols s’appuient sur une jeunesse désireuse
de s’abstraire des rapports marchands.
De plus, les séniors expriment leur insatisfaction à
être considérés par les politiques publiques principalement sous l’angle de la
dépendance. Permettre à un étudiant européen de s’intégrer à la culture
régionale et nationale est une manière de jouer un rôle constructif dans la vie
de la cité et dans la construction d’une identité européenne.
Avant le « suicide européen » (Stefan Zweig,
Le Monde d’hier, 1942) des deux guerres mondiales, la construction européenne
passait notamment par des échanges économiques et culturels entre les individus
sans la médiation des États. Sans remettre en question les avancées que l’UE a
permises, les citoyens européens d’aujourd’hui peuvent avoir le sentiment
d’être très éloignés des centres de décisions européens, perçus comme trop technocratiques. « Toit
+ Moi » propose de réactiver les liens directs entre citoyens européens
via l’usage du numérique.
La
création de lien social, crucial dans la lutte contre l’isolement aussi bien
des personnes âgées que des étudiants étrangers, passe par la repolitisation de ce lien. Pour que cela soit possible, le
projet « Toit + Moi » doit, à son échelle, permettre à l’utilisateur
de la plateforme de s’extraire des schémas commerciaux, mais aussi de sa
position d’administré en retrait par rapport à l’administration. Il doit donc
être réellement impliqué dans le projet et dans le développement de la relation
intergénérationnelle.
L’investissement de la sécurité sociale dans un projet
de cette nature, la place enfin au cœur de sa mission « d’investissement
social » qui tend, au niveau individuel, à enrayer la reproduction
générationnelle de « pauvres conditions » (faiblesse des revenus et
du lien social, exigüité des logements, difficultés à la mobilité, l’éducation
et l’entrée dans le marché du travail) pour à terme minimiser les dépenses
passives (minima sociaux) et les « couts induits » de l’exclusion
(maladie…). Mais c’est aussi un « investissement social » collectif,
en favorisant une meilleure connaissance inter-générationnelle
et internationale, élément essentiel d’une société plus ouverte et donc apaisée
pour éviter les idées fausses, l’hostilité et les fractures qu’entraîne le
repliement sur soi.
Les données anonymisées du Sniir-am (Système national d’information inter-régime
d’assurance maladie) et, depuis la loi santé de janvier 2016, du SNDS (Système
national des données de santé), constituent une mine d’or pour la recherche
publique en santé et le pilotage des politiques publiques de santé. Le maillage
des données de santé avec d’autres données sociales (carrière, logement,…) est
indispensable pour une connaissance fine des parcours, facteurs, impacts, pour
mieux anticiper les évolutions des équilibres socio-économiques, adapter
l’accompagnement des citoyens et permettre l’innovation dans l’offre de
services. Le
projet « Toit+Moi » s’inscrit dans une
démarche de réflexion globale de long terme sur la perte d’autonomie et de
vieillissement.
« Toit+Moi » va, modestement
au début puis de plus en plus, générer de nouvelles données sur les
bénéficiaires du service qui vont pouvoir faciliter, par la connaissance des
critères de mise en relation, la réalisation des binômes, mais aussi alimenter
la connaissance de ces citoyens et créer de la valeur qui pourra être exploitée
pour leur rendre un meilleur service.
« Toit+Moi » a
ainsi vocation à s’articuler avec d’autres services en ligne autour du lien
social, pour créer un véritable écosystème vertueux autour de la cohabitation
intergénérationnelle européenne.
Le
projet « Toit+Moi » entend développer une
forme de relation intergénérationnelle inexplorée. Dans sa phase finale de
déploiement, il est possible de penser que tout sénior, quel que soit son lieu
d’habitation sur le territoire européen, et que tout étudiant Erasmus, quelle
que soit son université, pourront s’inscrire sur la plateforme, être mis en
contact via un algorithme, puis accompagnés dans leur cohabitation
intergénérationnelle par une association locale. La mise en relation sera
effectuée en fonction de critères affinés au fur et à mesure du fonctionnement
du service.
Avec l’avènement de la société des individus, le lien
intergénérationnel n’est plus évident, il est choisi. Et l’intergénérationnel
pourrait bien devenir un grand levier social de l’Europe. C’est le pari que
fait la Cnav avec ce projet de plateforme européenne
de cohabitation intergénérationnelle.
[1] C. Wienand, « Jeunesse d’Europe. Réflexions conceptuelles pour
une histoire de la “jeune génération” dans les discours et la pratique de
compréhension transnationale après la Seconde Guerre mondiale. », Les Cahiers Sirice, 1/2016 (n° 15), pp.
53-65.