Le fokonolona : un cadre pour un nouveau contrat fiscal social et une passerelle entre le citoyen et l’impôt

par Zo Arlène RASAMOELINA, docteur en droit à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Conseiller d’État au Conseil d’État de la Cour suprême de Madagascar

 

 

L’incapacité de mobiliser les ressources fiscales internes, les réformes fiscales incitatives souvent inadéquates et très inégalitaires, la difficulté de l’administration à recouvrer les impôts dus, l’inefficacité de la politique adoptée pour fiscaliser certains secteurs sont les principales origines de la faiblesse de la fiscalité à Madagascar. Le taux de pression fiscale environne encore le 10 % du PIB, un des plus bas enregistrés en Afrique[1]. Les nombreuses réformes mises en place n’ont pas réussi à les résorber. La quête d’une solution salutaire continue néanmoins d’animer et d’enflammer tous les débats politiques. Jusqu’ici, ces débats n’ont abouti qu’à la confection d’une politique fiscale complexe et inadéquate à la structure économique et sociale du pays.

 La politique fiscale en vigueur ne cesse de creuser davantage le fossé qui sépare l’État et le peuple, l’administration fiscale et les contribuables. Les mesures fiscales édictées sont souvent incompréhensibles du grand nombre et par conséquent dénoncées et décriées par eux. On assiste à une crise de légitimité du système représentatif. Cette crise est surtout reflétée par le décrochage des classes populaires par rapport à la politique institutionnelle[2]. De surcroît, fortement dirigée par le système représentatif et le caractère souverain de l’impôt, l’approche du problème en matière fiscale a toujours été à échelle macro. La méfiance, voire la condescendance, devant les savoirs citoyens en la matière a conduit le pouvoir public à écarter toutes perspectives de participation ou encore délibération citoyenne. Pourtant, le pays est déjà doté d’une institution capable d’offrir un espace de dialogue et de participation, voire de délibération, des citoyens. Le fokonolona ou communauté est en effet un cadre idéal pour l’institutionnalisation d’une démocratie participative.

L’étymologie du mot fokonolona ou fokon’olona indique un groupement de personnes. Le terme a cependant fait l’objet de nombreuses définitions doctrinales[3]. Il a été surtout appréhendé de deux manières, territoriale et sociologique. La définition territoriale est en corrélation avec l’idée de le classer comme étant un démembrement de l’administration centrale[4]. Il est en ce sens considéré comme une organisation municipale. D’autres définitions lui donnent un contenu sociologique en indiquant que le fokonolona désigne un groupement uni par un lien de parenté qui sous-tend à la notion de famille[5]. Si son caractère institutionnel est confirmé par sa constitutionnalisation[6], le problème de sa définition demeure à cause de ce caractère ambivalent rendant dès lors difficile de cerner la question de ses véritables sens et essence.

En se basant sur cette institution et sur la théorie de la participation citoyenne, le moment est venu de poser le problème de la fiscalité autrement et d’une manière plus fondamentale. Il s’agit d’appréhender les difficultés sous l’angle de l’interrelation entre les Malgaches et l’impôt. C’est dans cette optique de socialisation de l’impôt que le concept de contrat social fiscal sera au centre de notre étude. Il est en effet pertinent et nécessaire d’aborder la question de la fiscalité dans sa dimension sociale, et par déduction sous le prisme de légitimation. Cette approche s’impose et se justifie dans la mesure où la faillite de la notion de «citoyen fiscal» est une réalité. Le consentement à l’impôt, certes institutionnalisé à travers le principe de légalité, ne sous-tend plus l’idée de légitimité[7]. Dans le creuset de la démocratie représentative, la démocratie demeurait uniquement une méthode institutionnelle et n’apportait aucune valeur intrinsèque. Seule l’effectivité du principe de légalité importe et l’adhésion citoyenne est laissée pour compte. La question est de savoir comment l’institution fokonolona ou communauté ou encore assemblée peut établir ou rétablir un rapport organique, autre que l’option offerte par la démocratie représentative, entre les citoyens et le pouvoir politique décisionnaire.

 L’analyse de l’impôt dans sa dimension politique et sociale impose à l’étude de faire nécessairement appel au principe démocratique, mais également à un développement d’un nouveau concept institutionnel concret. L’enjeu principal est de rendre effective l’adhésion de la population à la politique mise en œuvre. En ce sens, il est question d’un renouvellement tant des dispositifs, c’est-à-dire les substances de la matière, que les méthodes tendant à leur confection et leur édiction. L’idée est dès lors de faire la notion de participation comme l’idée maîtresse de ce renouveau démocratique et de thématiser ainsi, dans une démarche dialogique et sur une structure participative, la relation entre l’efficacité de la politique fiscale et la légitimité fiscale.

§ 1 – De la participation du fokonolona

Le processus de dialogue et de négociation est complexe. En effet, mettre en œuvre un tel processus suppose la possibilité de décrire les circulations, les trajectoires des techniques, des rhétoriques et des savoir-faire y afférents. En outre, son efficacité et effectivité dépendent de la force de la structure dans laquelle il est développé, en l’occurrence le fokonolona. Rappelons que ce dernier est une institution érigée en espace de concertation-négociation entre les composantes de l’État. Sa force réside en effet dans la responsabilité solidaire et collective. Son esprit est basé sur l’idée que la communication à sens unique, que ce soit dans un sens ascendant ou descendant n’est pas viable et que seul peut fonctionner un système à double sens. Ce concept de fokonolona contient tous les principes de vie propres aux Malgaches. Il constituait déjà la base de la société malgache, même avant la monarchie, et il a continué à jalonner tous les régimes qui se sont succédé, à savoir colonial et maintenant sous la république. Cette constance est une preuve qu’il s’agit d’une institution qui cadre bien avec la culture et l’esprit de la société malgache.

Force est toutefois de constater que malgré cette constance, le fokonolona a toujours été mis à l’écart de la politique du développement en général et de la politique fiscale en particulier. Même promue au rang constitutionnel[8], l’institution est réduite à un simple rouage de l’administration et s’apparente davantage à un auxiliaire de la politique[9] masquant une domination politique, sociale et économique. La difficulté est de théoriser la participation et de réaliser un transfert de pouvoir en mettant en place des débats publics dépassant le local. Deux exceptions ont tout de même existé. Il s’agit du fokonolona traditionnel et du fokonolona «ratsimandravien» de 1972-1975 où il était question de «maîtrise populaire du développement».

Ces deux exceptions démontrent la faisabilité et la possibilité d’institutionnaliser la participation citoyenne. Il s’agit des expériences plutôt réussies de Madagascar en la matière. D’ailleurs, depuis les années 70, on assiste à l’émergence de diverses expériences allant vers cette institutionnalisation de la participation citoyenne. Cela résulte surtout de l’apparition du nouveau paradigme de gouvernance qui fait écho à de nouveaux impératifs de la politique publique tels que la redevabilité de l’action publique, la transparence et la participation citoyenne. En ces termes et à l’échelle internationale, la notion de participation démocratique va d’une utilisation managériale de la participation accompagnant et justifiant le désengagement des États à un vrai partage de pouvoir, pouvant aller jusqu’à des formes de cogestion, voire à la création d’un quatrième pouvoir permettant à des citoyens non élus de prendre des décisions engageant la politique publique[10]. Cette dimension managériale résulte de l’inefficacité de l’action administrative traditionnelle et par déduction de la nécessité de faire appel aux savoirs des usagers. D’autres enjeux sont également mis en lumière dans cette perspective de participation citoyenne, à savoir, l’enjeu social ou le vivre ensemble, l’enjeu politique ou la légitimité, l’enjeu économique ou la promotion du partenariat.

Malgré la multiplication des expériences, réussies ou moins réussies, ainsi que la multiplication des dispositifs de démocratie participative, le domaine de la fiscalité demeure encore loin de faire l’objet de cet engouement. En effet, l’imperium de l’impôt attribue, par nature, l’exclusivité du pouvoir fiscal au pouvoir central. La vertu démocratique cède le pas sur le caractère souverain de l’imposition. La démocratie, en matière fiscale est réduite à un ensemble d’arrangements institutionnels tant au niveau national que territorial. Le système représentatif propose uniquement au fokonolona une modulation communicationnelle en instaurant un dialogue purement consultatif entre les citoyens et les décideurs. Une telle limitation résulte d’une appréhension envers une possible montée d’un contre-pouvoir. De surcroît, la technicité de la fiscalité constitue un prétexte pour le pouvoir central de cultiver le climat de méfiance vis-à-vis des autres structures institutionnelles ou non institutionnelles. Pourtant, il est incontestable que cet imperium de l’impôt l’oppose à la notion de démocratie. La question est de savoir s’il serait possible de parler de démocratie en matière fiscale.

Dans sa conception substantielle ou encore sur le plan méthodologique politique, cette problématique nous renvoie au sens et à la manière dont on appréhende la notion[11]. D’emblée, il convient d’affirmer que les deux conceptions se vérifient en matière fiscale. Le caractère souverain de l’impôt ne va pas à l’encontre de l’expression des citoyens[12]. Au contraire, l’existence d’une société participative est le propre d’un régime démocratique, et ce sans exception. Le fait est que certaines théories politiques ne conviennent pas à la théorie participative et l’écartent de prime abord de l’exercice du pouvoir[13]. La démocratisation de l’impôt passe nécessairement par la démocratisation du pouvoir. En ce sens, il importe de penser à l’extension du pouvoir du fokonolona. Ce dernier étant considéré en pratique comme une institution administrative, devrait désormais être considéré comme une institution politique. Il ne s’agit pas pour autant ni de créer un quatrième pouvoir ni de faire disparaître l’État politique en le confrontant à la notion de démocratie. Rappelons que la force du fokonolona c’est sa capacité de garantir une réciprocité dans la prise de décision, mais également une responsabilisation solidaire et collective de toutes les entités.

Concrètement, il s’agit d’atteindre un niveau le plus élevé possible de l’acceptation de l’impôt. Marc Leroy parle de la théorie de «la frustration relative». De cette théorie, on anticipe en effet l’approche par la rationalité cognitive appliquée entre le contexte concret et le sentiment de justice fiscale[14]. Cependant, le sentiment de justice fiscale ainsi que la rationalité cognitive reposent et dépendent de la légitimité. En ce sens, un cercle vertueux est créé et il a pour socle de fondement la méthode adoptée. Ce fondement méthodologique renvoie au principe de participation. Pour la conceptualisation d’une telle légitimité, soutenue par Marc Leroy, la transparence des finances publiques dans le cadre du choix politique de la structure et du fonctionnement de la fiscalité constitue une des conditions[15]. Cet impératif suppose l’acceptation du principe de l’État interventionniste. Mais dans le cadre d’une participation citoyenne effective, cet impératif certes nécessaire, mais demeure insuffisant. La légitimité fiscale devrait dépasser cette acceptation unilatérale, voire hiérarchique. En effet, si l’acceptation de l’intervention de l’État est indispensable, le paradigme de la participation suppose également l’initiative du fokonolona dans un mouvement ascendant.

Le fokonolona est ainsi associé durablement à la discussion du budget local, territorial et éventuellement national pour les projets nationaux. En ce sens, il importe d’une part de catégoriser les investissements : de proximité et d’envergure nationale, et d’autre part de distinguer les dispositifs locaux et transversaux. Dans cette démarche de concertation, mais aussi de délibération, un cadre de référence est nécessaire mettant en lumière l’obligation d’information, de débattre, d’élaborer et d’adopter les projets. La démocratisation des choix budgétaires permet une priorisation des dépenses et des recettes. L’homogénéité du fokonolona permet, en ce sens, d’identifier les publics ciblés sans se soucier de la forme de représentativité. Il reste à déterminer le lien avec les autorités. Outre la priorisation des dépenses, la participation peut aussi s’inscrire dans une perspective à long terme. En matière fiscale proprement dite, il est possible pour le fokonolona de pérenniser une contribution sans relation directe avec un projet. C’est dans cette perspective de durée que la procédure permet une participation des citoyens ordinaires à la discussion d’enjeux collectifs. De cette manière, le concept d’intérêt général, de l’utilité collective ainsi que celui de la solidarité[16] trouvent tout leur sens, quitte à être redéfinis. Certainement, le paradigme de la participation en matière fiscale oblige à prendre du recul par rapport au pur juridisme. Il conduit la réflexion à aller au-delà de la simple rhétorique ou encore d’une simple valorisation symbolique.

La structure de l’institution du fokonolona permet la viabilité de tout type de participation : l’information, la consultation, la concertation et la codécision. En d’autres termes, il peut s’agir d’une assemblée, d’un conseil de quartiers, des référendums, des budgets participatifs, du développement communautaire, des commissions consultatives ou encore des jurys citoyens. Mais la déclinaison la plus optimum et qui correspond à l’idée d’une véritable participation est une assemblée ou une réunion publique à un fonctionnement non délégatif et non hiérarchique[17]. De cette manière, le paramètre électif ne s’impose pas. Le fokonolona est en effet un espace institutionnel d’inclusion. Tous les habitants d’un quartier ou d’un village sont concernés et ont le droit de s’impliquer dans un mouvement ascendant. Ce mouvement ascendant consiste à identifier les priorités locales ainsi que les contributions requises pour leur réalisation, mais également à établir un processus démocratique comme méthode de régulation négociée le plus juste et légitime possible.   

Mais en se cantonnant et en se focalisant dans ce paradigme de participation, le fokonolona serait un simple auxiliaire d’une administration fortement centralisée[18], comme c’est le cas dans son état actuel. Le fokonolona a besoin d’un pouvoir délibératif.

§ 2 – À la délibération…

Le terme délibération peut être compris de différentes manières. Il s’agit en effet d’un terme relativement polysémique. Son sens varie d’un pays à l’autre. En France[19], par exemple, elle est comprise comme étant une décision[20]. L’idée de délibération est opposée à celle de consultation. De ce fait, une entité qui dispose d’un pouvoir délibératif signifie qu’elle possède un pouvoir de décision[21]. En Allemagne en revanche, le terme délibération est utilisé dans le sens d’un simple conseil et renvoie nécessairement à une idée de consultation[22]. Une telle différenciation sémantique a un impact sur la compréhension et l’appréhension d’une démocratie délibérative. En langue malgache, le sens donné au terme délibération se rapproche plus de la conception française.

Une démocratie délibérative[23] suppose une démocratie décisionnelle. Les deux expériences de fokonolona réussies, en l’occurrence le fokonolona traditionnel ou encore le fokonolona «ratsimandravien» de 1972, avaient été appelées à trancher sur une question précise à portée générale et/ou ponctuelle[24]. Concernant le fokonolona traditionnel, l’institution disposait un panel d’attribution très vaste. Il organisait l’unité sociale sur la base du groupement familial, le clan, la tribu dont les membres, liés par des liens de parenté et organisés sur la base des cultes d’ancêtres, étaient fortement unis[25]. Le fokonolona, à ce titre, réuni autour de ce culte des ancêtres, assurait la sécurité du clan et gérait les biens de la communauté. Pour le fokonolona «ratsimandravien», celui que le Colonel R. Ratsimandrava a défini et a développé comme base de sa politique de gouvernance est doté des pouvoirs d’organiser la sécurité publique, mais également les attributions de développement[26].

Selon les termes du Révérend Emmanuel D. Tehindrazanarivelo, un éminent Professeur en théologie à Madagascar :

«Le concept et la gouvernance du Fokonolona ou la communauté est un projet d’homme et de société qui visent tout d’abord la création d’un être fokonolona, caractérisé par un épanouissement de sa personnalité autant individuelle que corporative au sein d’un monde qu’il maîtrise et qui lui permet l’affirmation de son identité et de son développement»[27].

La politique publique était basée sur le concept selon lequel la connaissance du tsirairay sy ny daholobe ou littéralement l’individu et la communauté, liés par le fihavanana[28] au sein de leur communauté donnait une transparence qui permettait d’identifier plus rapidement les problèmes qui vont faire partie de la sphère des causes communes ou raharaha ikambanana et pour lesquelles tout un chacun est sollicité pour la découverte des solutions ou ala-olana[29].

Ce concept n’a malheureusement pas eu le temps de se développer. Considéré uniquement dans sa dimension idéologique, il a été profondément modifié à la suite du changement de pouvoir en 1975. Les régimes qui ont succédé ont tout de même gardé l’institution. Néanmoins, elle n’existe plus indépendamment, mais a été intégrée dans un autre cadre juridique et administratif, le fokotany ou le quartier. Dorénavant, ce dernier est l’assise du développement local. Il s’agit d’une strate de plus dans la sphère administrative creusant davantage la distance entre le pouvoir central et la population. De surcroît, le pouvoir actuel envisage de retirer du fokonolona le pouvoir de désigner ou élire le filohampokotany ou le président de fokotany et de le confier au chef du district, le représentant de l’État[30]. Les sociétés civiles ont vivement réagi face à ce projet et dénoncent une tentative de museler la dernière institution encore épargnée par la faillite de la représentativité et qui est entre les mains des citoyens[31].

Pourtant, le concept fokonolona peut exister indépendamment de toute idéologie ou régime politique. Sa participation ainsi que sa délibération sont des déclinaisons naturelles d’un État démocratique.

Si on se réfère à d’autres systèmes et aux développements doctrinaux, la notion de démocratie délibérative continue d’occuper une place importante dans les sciences sociales et dans la théorie politique. Depuis Tocqueville et la mise en place de la politique de jurys populaire aux États-Unis basés sur le mécanisme de tirage au sort, en passant par le système de top-down berlinois, la littérature sociologique et politologique ne cesse de faire bouger la ligne de la doxa de la représentativité et faire imposer le concept de participation. En son état actuel, le processus participatif est encore limité dans des domaines particuliers. L’identification de l’intérêt général est réservée aux élus. En d’autres termes, la politique générale demeure une affaire électorale. Il convient de noter que J. Habermas est l’un des théoriciens à avoir initié la théorie délibérative[32]. Cette dernière continue d’influencer la gestion de proximité et la démocratie participative[33].

Si le concept gagne de plus en plus de terrain, force est toutefois d’observer qu’il fait constamment l’objet d’adaptation suivant la société concernée ainsi que le sens pratique ou sémantique qu’on veuille lui accorder. Les procédures de délibération les plus connues sont, à l’heure actuelle, surtout développées dans quelques domaines tels l’éducation, l’environnement[34], la sécurité publique et même la question budgétaire[35]. Pour illustration, le concept de budget participatif a été développé à Porto Alegre, au Brésil[36]. Le budget participatif[37] a transformé le processus budgétaire au Brésil. Il a introduit de nouveaux types d’institutions en l’occurrence les assemblées locales et thématiques, le Conseil du budget participatif, le processus de décision concernant le règlement intérieur. Incontestablement, malgré les problèmes pratiques rencontrés dans sa mise en application, le budget participatif a d’importants effets démocratiques et redistributifs[38].

Mais d’une manière générale, la synthèse des théories développées en la matière permet de retenir trois critères. La démocratie délibérative est basée sur trois principes. Premièrement, le principe d’argumentation qui suppose l’organisation des procédures permettant de faire surgir les meilleurs arguments. Ce principe sous-tend en effet la nécessité de trouver le meilleur argument et d’écarter une conception exclusivement agrégative de la légitimité. Deuxièmement, le principe d’inclusion qui tend à ce que la discussion soit ouverte au grand nombre et implique tous ceux qui sont susceptibles d’être affectés par la décision. Et enfin, le principe de publicité ou de transparence qui consiste à penser à la publication de la délibération.

Si d’une manière générale, par rapport à l’effectivité de la délibération, la démocratie participative rencontre des problèmes tenants à la représentativité, statistique ou politique, l’assemblée du fokonolona n’est pas indexée sur cette idée de représentativité. En ce sens, il convient de constater que le paradigme participatif proposé à travers cette institution est absolu. Il est inclusif. La question de représentation se décline en réalité en porte-parole. Le chef de quartier ou Filohampokotany, en principe désigné par le fokonolona fait office d’interlocuteur direct de l’administration. En revanche, cette fonction ne lui donne pas le pouvoir de parler au nom de l’assemblée sans avoir été mandaté par elle à la suite d’une réunion publique. Il doit ainsi rendre des comptes, non aux représentants de l’État, mais au fokonolona. Ce mode de fonctionnement évite à l’institution de devenir un lieu d’exclusion politique et d’en faire un espace d’intégration et d’égalité entre les habitants. La caractéristique homogène du fokonolona met tout le monde sur le même pied d’égalité et évite ainsi une asymétrie des positions sociales.

Se pose toutefois la question de la compétence technique de l’assemblée, a fortiori en matière fiscale, à définir un prélèvement ou une contribution et à délibérer sur une dépense à engager pour une réalisation d’un projet collectif. Plusieurs recherches ont permis d’aborder la question. Celle qui propose une solution à l’image d’une échelle a acquis une renommée au sein de la doctrine. L’échelle part de l’information pour atteindre le plus haut de la marche, l’autogestion[39].

 

Autogestion

Cogestion

Coproduction

Aviser

Consultation

Information

 

Néanmoins, rappelons que l’idée est de permettre une participation horizontale, c’est-à-dire entre les citoyens, mais également de réviser la participation verticale en vigueur, entre les citoyens et les autorités publiques souvent caractérisée par le mouvement descendant. Ce dernier peut se résumer par l’aporie selon laquelle l’autorité publique connaît les demandes et que de ce fait elle dirige. L’objectif est ainsi de renverser ce mouvement et de privilégier un mouvement ascendant. Le fokonolona, dans ce cadre, va redevenir le cœur de la société politique. Dans cette configuration démocratique, le pouvoir fiscal ne revient plus à la commune, mais appartient au fokonolona. Un tel transfert ne pose d’ailleurs pas de problème conceptuel puisque l’idée de la fiscalité locale a déjà acquis sa lettre de noblesse, du moins sur le plan théorique. Les dépenses locales seront mieux maîtrisées grâce à une identification précise et optimisée des besoins locaux, d’autant plus que les ressources fiscales ou non fiscales. Le fokonolona pourrait ainsi prendre une décision sur les dépenses engagées en raison de la pression fiscale qu’elle souhaite accepter et subir.

Le souci d’efficacité et de légitimité tendrait à confier au fokonolona les mesures d’administration locale sur les biens et les membres de la communauté, l’entretien et la construction des biens publics, la police et la sécurité de la communauté, le règlement à l’amiable des litiges entre les membres de la collectivité, l’assistance et l’entraide. L’État central demeure le facilitateur, mais aussi l’exécuteur des grands projets nationaux ou locaux. En ce sens, il faut avoir une optique relationnelle et réciproque[40].

Pour conclure, la participation ne se décrète pas, mais la légitimité s’organise. La fiscalité est certes un domaine de souveraineté, mais elle n’est qu’arbitraire si elle n’est pas légitime. La souveraineté s’exerce en effet dans la légitimité. Le paradigme de gouvernance inclut tous les domaines de l’État y compris la fiscalité. Le fokonolona constitue un cadre démocratique par excellence pour la mise en place de cette démocratie participative dans son sens le plus poussé. Il ne s’agit pas uniquement de mettre en place un système de consultation, il s’agit surtout d’organiser le fokonolona en tant qu’institution délibérante dans tous les domaines de la vie publique. C’est en exerçant que se forment les intelligences individuelles et collectives.



[1] Source : Banque mondiale, 2012. Les chiffres officieux démontrent que la tendance actuelle n’est pas à la hausse.

[2] M-H. Bacqué et Y. Sintomer, «Le temps long de la participation», La démocratie participative, histoire et généalogie, M-H. Bacqué et Y. Sintomer (dir.), La Découverte, 2011, p. 19.

[3] Selon G. Condominas, «Le mot (fokonolona), étymologiquement traduit une communauté humaine […] qui englobe une communauté villageoise à la fois humaine et spatiale, fondée sur la cohabitation. Cette solidarité géographique est renforcée le plus souvent par des liens à l’échelle du village». Fokonolona et collectivités rurales en Imerina, Paris, Berger-Levrault, 1960, pp. 22 et s.

[4] M. Hauriou, Précis du droit administratif, Paris, Sirey, 1933, pp. 130 et s.

[5] E. Andrianjafy et G. Feltz, «Étude des facteurs sociologiques pour un développement à long terme», Gouvernance et politiques publiques pour un développement humain durableProgramme du PNUD, 2005, pp. 11 et s.

[6] Le préambule de la Constitution de la IVe République indique que le Fokonolona, organisé en Fokontany, constitue un cadre de vie, d’émancipation, d’échange et de concertation participative des citoyens. L’article 152 apporte des précisions sur l’organisation de la société dont le fondement est le Fokonolona.

[7] Selon A. Barilari, «L’acquiescement à l’impôt ne se résume pas à la recherche d’un pouvoir légitime. Acquiescer à la nécessité de l’impôt n’est ni immédiat ni évident, même dans un cadre démocratique. Cela suppose pour l’individu d’admettre qu’à travers les mécanismes de la décision collective, le souverain, dont il fait partie en tant que citoyen, a décidé le prélèvement, et comprendre que l’utilisation de celui-ci relève également de la décision collective à laquelle il doit participer…», «Le consentement à l’impôt, fragile, mais indispensable aporie», Quelle fiscalité pour quels objectifs, La Découverte, 2007, pp. 27-34.

[8] Aux termes de l’alinéa premier de l’article 152 de la Constitution de la IVe République : «Le Fokonolona, organisé en Fokontany au sein des communes, est la base du développement et de la cohésion socioculturelle et environnementale». 

[9] G. Rabemanantsoa, Les compétences locales à Madagascar ou le Fokonolona, institution locale, comme instrument de pouvoir, Th. Paris 13, 1990.

[10] M-H. Bacqué et Y. Sintomer, op.cit., p. 12.

[11] M. Leroy, L’impôt l’État et la société, la sociologie fiscale de la démocratie interventionniste, Economica, 2010, 374 p.

[12] Pour illustration, l’idée-force de la Déclaration des droits de l’Homme et des citoyens du 29 août 1789 est consacrée par la description des libertés que l’Homme doit pouvoir faire valoir à l’encontre de l’État. La Déclaration, résultant elle-même des aspirations philosophiques tant de Rousseau, de Locke que de Montesquieu, consiste à l’entérinement des revendications populaires de la Révolution française (La Déclaration des droits de l’Homme et des citoyens : une des sources fondamentales du droit constitutionnel positif, Le Doc du juriste, 2010, 13 p.). V. aussi J. Chevallier, Éléments d’analyse politique, Paris, PUF, 1985.

[13] La théorie absolutiste de l’État constitue une de ces théories en ce qu’elle permet au pouvoir central de s’affranchir des contre-pouvoirs. Il en est de même du régime de la monarchie absolue et du totalitarisme.

[14] M. Leroy, La sociologie fiscale», Socio-logos, 2009.

[15] Ibid.

[16] Les trois concepts présentent des similitudes et sont voisins, mais ils sont bien distincts dans leurs applications juridiques et fiscales.

[17] M-H Bacqué et Y. Sintomer, op.cit.

[18] M. Hauriou, Précis du droit administratif, op.cit.

[19] Notons néanmoins l’analyse de M. Hauriou sur la notion de délibération et la théorie de l’État. L’institutionnaliste a effectivement analysé attentivement le concept de délibération, mais ce n’était pas pour la mettre au fondement de l’État. Pour lui, la délibération est un rouage central du système juridique institué, mais elle ne peut en constituer la base. De fait, le droit en jeu dans la délibération ne repose pas directement sur la liberté individuelle. Une telle conception reflète assez la réalité de la politique publique de la France en particulier, mais également des États unitaires en général. (Cité par Th. Boccon-Gibod, «Aux sources du droit public : la délibération et la théorie de l’État chez Maurice Hauriou», Colloque délibératif «le tournant délibératif», Paris, EHESS, 2011.

[20] L. Blondiaux, «La délibération, norme de l’action publique contemporaine», Ceras-Revue Projet, 2001.

[21]B. Manin, «Volonté générale ou délibération? Esquisse d’une théorie de la délibération politique», Le Débat, 33, janvier, p. 72-94 (traduction anglaise “On legitimacy and political deliberation”, Political Theory, vol. 15, 3 Aug. 1987, pp. 338-368.  

[22] J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, Fayad, Paris (Édition allemande, 1981).

[23] La théorie délibérative de J. Habermas consistait à l’idée que les décisions collectives doivent être arrêtées après une évaluation des avantages et des inconvénients de telle ou telle proposition et ne doivent en aucune manière résulter d’une simple agrégation de votes ou de par le jeu du rapport de force entre intérêts contradictoires. (J. Habermas, ibid.).

[24] S. Rabotovao, Le fokonolona malgache, au cœur des jeux et enjeux politiques à Madagascar. Approche anthropologique, Th. Université Maputo, 2011. 

[25] F. Raison-Jourde et G. Roy, Paysans, intellectuels et populisme à Madagascar : de Monja Jaona à Ratsimandrava (1960-1975), Karthala, 2010, p. 335.

[26] E. Dj. Tehindrazanarivelo, «Fokonolona et développement à travers l’histoire»,

http://www.ratsimandrava-richard.com/lahasoratra-sy-boky/11-fokonolona-et-developpement-a-travers-l-histoire.

[27] Idem.

[28] Ce terme est difficile à traduire. Désignant en premier abord le lien du sang qui uni des personnes ou mpihavana, il possède une signification bien plus profonde, voire mythique. Mais d’une manière générale, il s’apparente plus à l’entraide et à la solidarité.

[29] Colonel Ratsimandrava, «Ny fokonolona», Discours tenu à Ambohimahasoa, 1973-1975, pp. 45-51. 

[30] Y. Andriamanga, «La désignation du chef fokontany par le chef de district révolte la société civile», Africatime.com, 2016.

[31] Ibid.

[32] J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, op.cit.  

[33] J. Habermas, «Trois modèles normatifs de démocratie», L’intégration républicaine, Fayard, Paris, 1998; L’Espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Payot, Paris, 1993; L’intégration républicaine. Essais de théorie politique, Fayard, Paris, 1998.

[34] Agenda 21 local issu de la Conférence de Rio en 1992.

[35] Depuis les années 1960, la revendication de la Liga Interbairros Reivindicatoria e Acescoradora ou Ligue inter-quartiers, une confédération d’associations à la mise en place d’une participation humaniste a conduit en 1986 à la participation des associations aux délibérations sur les questions budgétaires au niveau local.

[36] 103 municipalités brésiliennes pratiquent une forme ou une autre de budget participatif.

[37] K. Wyss, «Le budget participatif : outil de démocratie participative», Urbanews, Direction du développement et de la coopération, n° 7, 2003.

[38] L. Avritzer, «Nouvelles sphères publiques au Brésil : démocratie locale et délibération politique», Gestion de proximité et démocratie participative : une perspective comparative, op. cit., pp. 231-249.

[39] H. Swinnen, op.cit.

[40] Étude menée par J. W. Duyvendak, 2002, cité par H. Swinnen, «La démocratie participative dans le processus politique local», in Gestion de proximité et démocratie participative, M-H. Bacqué, H. REY et Y. Sintomer (dir.), La Découverte, 2005, p. 183.