Surveillance de masse et principes des gouvernements ouverts
Le cadre juridique français
par Jean HARIVEL, Docteur en droit, chargé d’enseignement, Université
Paris 1 Panthéon Sorbonne.
|
Depuis
les attentats du 11 septembre 2001 à Manhattan, les États-Unis d’Amérique ont
mis en place une surveillance de masse, non ciblée sur des individus
particuliers suspectés de préparer des attentats. Comme l’a révélé Edward Snowden, la NSA, avec le programme PRISM, surveille toutes
les communications transitant sur les réseaux de télécommunications,
téléphoniques et internet[1]. Cette surveillance aurait
dû rester secrète. La France s’est également dotée de lois pour lutter contre
le terrorisme autorisant la surveillance des individus suspectés de préparer
des attentats. Après les attentats de Charlie Hebdo et surtout les attentats du
13 novembre 2015, cette surveillance a partiellement échappé au contrôle des
juges et a récemment connu un élargissement de la cible surveillée par
contagion à l’entourage des personnes suspectées. La surveillance de masse est
ainsi entrée dans le droit français, mais avec les QPC certaines dispositions
peuvent être remises en cause par les citoyens après la promulgation des lois.
En
réaction aux attentats du 11 septembre 2001, les États-Unis d’Amérique ont
promulgué le USA PATRIOT Act qui autorise les
arrestations arbitraires des terroristes supposés, au travers des statuts de
combattant ennemi et combattant illégal, ainsi qu’une surveillance de masse des
télécommunications internationales et l’accès aux données informatiques
détenues par des particuliers et des entreprises sans autorisation préalable et
sans en informer les utilisateurs. Cette collecte des informations est réalisée
par les agences de renseignement, la NSA et la CIA, mais aussi le FBI et
l’armée avec l’assistance de services alliés. Cette loi d’exception promulguée
pour cinq ans a été systématiquement prorogée par les Présidents George W. Bush
et Barack Obama[2].
La
France s’est également dotée d’un arsenal législatif pour lutter contre le
terrorisme, cet arsenal a été construit progressivement au travers des lois de
lutte contre le terrorisme et de sécurité publique[3], cette législation a été
complétée par la loi sur le renseignement[4] qui a encadré les méthodes
de surveillance mais a ouvert la porte à une surveillance de masse à la
française.
En
France, la législation moderne pour la lutte contre le terrorisme date de 1986[5]. Cette loi adapte la
procédure pénale aux actes d’attentats en prolongeant la durée de la garde à
vue et en donnant compétence pour les actes de terrorisme au Tribunal de Paris.
Cette loi ne concerne que la sanction des actes de terrorisme et non leur
prévention. Ce n’est qu’après les attentats du 11 septembre 2001 que les
premières lois incluant des mesures de prévention donc de surveillance sont
promulguées.
La
loi du 15 novembre 2001[6] autorise sur
réquisition du procureur de la République la visite d’un véhicule et sur
décision du juge des libertés la visite à toute heure de locaux autres que des
locaux d’habitation. En 2003, une loi[7] officialise les traitements
automatiques des données personnelles recueillies lors des enquêtes par la
police et la gendarmerie, de plus, ces données peuvent être transmises « à des
organismes de coopération internationale en matière de police judiciaire ou à
des services de police étrangers ». Ce n’est qu’en 2006[8] que les services de police
et de gendarmerie peuvent être autorisés à obtenir les images et
enregistrements des installations de vidéosurveillance prises sur la voie
publique. Le traitement automatisé des données à caractère personnel
recueillies à l’occasion de déplacements internationaux hors de l’Union
européenne est également autorisé. Les moyens de surveillance des individus
restent contingentés, mais les forces de police et de gendarmerie peuvent
rechercher ou ficher tout individu se rendant à l’étranger, ou utiliser dans le
cadre d’une enquête les moyens de vidéosurveillance existants. De plus dans le
cadre de la lutte et de la prévention des actes de terrorisme, les forces de
police et de gendarmerie ont accès au fichier national des immatriculations, au
système national de gestion des permis de conduire, au système de gestion des
cartes d’identité, au système de gestion des passeports, au système de gestion
des dossiers des ressortissants étrangers en France.
En
2011, une loi sécuritaire est promulguée[9], loi connue sous le nom de
loi LOPPSI 2. Cette loi prévoit, dans le cadre de la lutte contre la
cybercriminalité, l’incrimination pénale d’usurpation d’identité. Le blocage de
sites WEB peut être imposé par une autorité administrative sans le concours
d’un juge[10].
Une liste noire des sites à bloquer est établie par l’administration, et les
FAI sont tenus de les bloquer. La police sur autorisation du juge peut
s’introduire dans des ordinateurs et en extraire des données. Avec cette loi,
une simple décision administrative permet de bloquer un site internet mais
l’intrusion dans un système informatique pour en extraire des données à l’insu
du propriétaire n’est possible que sur décision d’un juge.
Le
12 mars 2012, le code de la sécurité intérieure est créé par ordonnance[11], cette ordonnance a été
ratifiée en 2014[12]. Ce code possède, dans son
Livre II « Ordre et sécurité publics », un Titre II intitulé
« Lutte contre le terrorisme et les atteintes aux intérêts fondamentaux de
la Nation ». Ce code dispose de l’accès de la police et de de la gendarmerie nationales à des traitements
administratifs automatisés : le fichier national des immatriculations ;
le système national de gestion des permis de conduire ; le système de gestion
des cartes nationales d’identité ; le système de gestion des passeports ; le
système informatisé de gestion des dossiers des ressortissants étrangers en
France ; les données à caractère personnel relatives aux ressortissants
étrangers ; ainsi qu’à des données détenues par des opérateurs
privés : les données conservées par les opérateurs de communications
électroniques dans les conditions définies par le code des postes[13] ; les données
conservées par les prestataires de services de communication au public en ligne
dans les conditions définies à l’article 6[14] de la loi no 2004-575 du 21
juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique et des communications
électroniques. Ces dispositions prévues pour une durée limitée dans la loi de
2006 deviennent ainsi définitives et permanentes.
Pour
les besoins de la prévention des actes de terrorisme, les agents des services
de renseignement du ministère de la défense individuellement désignés et dûment
habilités sont également autorisés, dans les conditions fixées par la loi no
78-17 du 6 janvier 1978[15], à accéder aux mêmes
traitements administratifs automatisés.
En
2012[16], la surveillance dans un but
préventif des données de connexion (internet, géolocalisation, factures
détaillées du téléphone) est prolongée jusqu’au 31 décembre 2015. En 2014[17], les dispositions relatives
à la lutte contre le terrorisme sont renforcées en mettant en place une
interdiction administrative de sortie du territoire[18] avec invalidation possible
du passeport et de la carte d’identité de la personne concernée par cette
interdiction, ainsi qu’une interdiction administrative d’entrée sur le
territoire français à l’encontre de tout ressortissant étranger ne résidant pas
habituellement en France lorsque sa présence constituerait « une menace
réelle, actuelle et suffisamment grave pour un intérêt fondamental de la
société »[19]. Elle renforce la répression
de l’apologie du terrorisme et permet le blocage administratif de sites
internet faisant l’apologie du terrorisme ou y provoquant, disposition prévue
par la loi LOPPSI 2 mais non mise en application. Le décret d’application de ce
déréférencement de sites est publié le 4 mars 2015[20] et, en application de cette
possibilité, le ministère de l’intérieur a demandé le 16 mars 2015 aux
fournisseurs d’accès internet de bloquer l’accès à cinq sites faisant
l’apologie du terrorisme ou diffusant la propagande du groupe État islamique[21].
En
mars 2015, le gouvernement français a déposé un projet de loi sur le
renseignement avec deux objectifs déclarés : « donner un cadre légal
précis aux services de renseignement pour les autoriser à recourir à des moyens
techniques d'accès à l'information ; garantir le respect des libertés publiques
et le respect de la vie privée ». La
loi sur le renseignement[22] est promulguée le 24 juillet
2015. Elle ajoute un nouveau livre au code de la sécurité intérieure : le
livre VIII intitulé « Du renseignement ». Le premier article de ce
livre commence par :
«
Art. L. 801-1. - Le respect de la vie privée, dans toutes ses composantes,
notamment le secret des correspondances, la protection des données personnelles
et l'inviolabilité du domicile, est garanti par la loi. L'autorité publique ne
peut y porter atteinte que dans les seuls cas de nécessité
d'intérêt public prévus par la loi, dans les limites fixées par celle-ci et
dans le respect du principe de proportionnalité. » reprenant
ainsi la jurisprudence constante du Conseil constitutionnel.
Ce
même article énumère les conditions d’autorisation et de mise en œuvre sur le
territoire national des techniques de recueil de renseignement : elles
émanent d’une autorité compétente pour le faire, elles résultent d’une
procédure conforme, elles respectent les missions des services concernés, elles
sont justifiées par des menaces, des risques et des enjeux liés aux intérêts
fondamentaux de la Nation et les atteintes portées au respect de la vie privée
sont proportionnés aux motifs invoqués. C’est à la Commission nationale de
contrôle des techniques de renseignement de s’assurer du respect de ces
principes. Les recours formés contre les décisions relatives à l’autorisation
et à la mise en œuvre de ces techniques et ceux portant sur la conservation des
renseignements collectés sont présentés au Conseil d’État qui en statue. La
Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) est
mise en place le 7 janvier 2016 et se substitue à la Commission nationale de
contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) créée en 1991[23] pour vérifier la légalité
des autorisations d’interception, c’est-à-dire des écoutes téléphoniques
non-judiciaires.
Les
services de renseignement ont un rôle préventif dans la détection des risques
et des menaces susceptibles d’affecter la vie de la Nation[24]. Le recueil de renseignement
est soumis à l’autorisation préalable du Premier ministre, délivrée après avis
de la CNCTR. En cas d’avis défavorable de la Commission, l’autorisation peut
être donnée mais elle doit être motivée. L’autorisation est donnée pour une
période maximale de quatre mois.
Peuvent
être autorisées les interceptions de correspondances émises par la voie des
communications électroniques et susceptibles de révéler des renseignements
relatifs aux intérêts fondamentaux de la Nation. Lorsqu'il existe des raisons
sérieuses de croire qu'une ou plusieurs personnes appartenant à l'entourage
d'une personne concernée par l'autorisation sont susceptibles de fournir des
informations au titre de la finalité qui motive l'autorisation, celle-ci peut
être également accordée pour ces personnes. Le recueil en temps réel, sur les
réseaux des opérateurs, des informations ou documents relatifs à une personne,
préalablement identifiée comme présentant une menace, peut être
individuellement autorisé. Pour les seuls besoins de la prévention du
terrorisme, il peut être imposé aux opérateurs la mise en œuvre sur leurs
réseaux de traitements automatisés destinés, en fonction de paramètres précisés
dans l'autorisation, à détecter des connexions susceptibles de révéler une
menace terroriste.
Les
interceptions ciblées sur une personne et éventuellement son entourage peuvent être autorisées, mais dans le cadre de la lutte
contre le terrorisme, une surveillance générale peut être demandée aux
opérateurs pour surveiller l’accès à certains sites sensibles. Cette
surveillance non ciblée sur un individu ou un groupe d’individus entrouvre un
début de surveillance de masse, l’accès à un site suffit à remonter vers les
services de renseignement un signalement et l’identification de son auteur et
le recueil des données[25].
La
géolocalisation d’un véhicule ou la surveillance à distance d’un ordinateur par
introduction d’un dispositif ad’hoc sont également
prévues.
Après
les attentats du 13 novembre 2015 à Paris, le gouvernement a décrété l’état
d’urgence, état prorogé par la loi jusqu’en novembre 2017[26]. Les lois promulguées
pour la prolongation de cet état d’urgence ont élargi certaines dispositions de
surveillance[27]. Toute personne résidant
dans la zone concernée par l’état d’urgence, le territoire français dans son
intégralité[28], peut être assigné à
résidence par décision du ministre de l’intérieur si « il existe des
raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la
sécurité et l'ordre publics ». Le Conseil des ministres peut dissoudre les
« associations ou groupements de fait qui participent à la commission
d'actes portant une atteinte grave à l'ordre public ou dont les activités
facilitent cette commission ou y incitent ». Le préfet peut autoriser les
agents à procéder aux contrôles d'identité, à l'inspection visuelle et à la
fouille des bagages ainsi qu'à la visite des véhicules circulant, arrêtés ou
stationnant sur la voie publique ou dans des lieux accessibles au public. Les
lieux concernés doivent être précisément définis et la durée de l’autorisation
ne peut excéder vingt-quatre heures. Les autorités administratives peuvent
ordonner des perquisitions en tout lieu y compris un domicile, de jour et de
nuit, « lorsqu'il existe des raisons sérieuses de penser que ce lieu est
fréquenté par une personne dont le comportement constitue une menace pour la
sécurité et l'ordre publics ». Durant la perquisition, les
données informatiques accessibles peuvent être accédées et copiées sur tout
support, voire saisies. Un juge des référés doit en autoriser leur exploitation.
Lorsqu’une perquisition révèle qu’un autre lieu répond aux mêmes conditions, il
peut être autorisé par l’autorité administrative de le perquisitionner.
C’est
également la loi de prorogation de l’état d’urgence qui élargit la surveillance
à l’entourage de la personne initialement surveillée, permettant ainsi
d’élargir une disposition initialement limitée à un individu.
La
loi sur la surveillance des communications électroniques internationales[29] autorise aussi une
surveillance de masse, elle permet la surveillance des communications qui sont
émises ou reçues à l'étranger. Cette disposition prévue initialement dans la
loi sur le renseignement avait été jugée inconstitutionnelle car ne précisant
pas les conditions d’autorisation ou de conservation des données.
La
France a adhéré au Partenariat pour le gouvernement ouvert (Open Government Partnership ou OGP) en
mai 2014. À ce titre, le gouvernement français s’est ainsi engagé à plus de
transparence et à donner un nouveau souffle à la démocratie[30]. Alors que l’article 66 de
la Constitution rappelle que « nul ne peut être arbitrairement
détenu » et que c’est à l’autorité judiciaire d’en assurer le principe et
d’être gardienne de la liberté individuelle, les lois de lutte contre le
terrorisme affirme la suprématie du Conseil d’État pour juger de la légalité
des décisions administratives limitant certaines libertés au nom de la sécurité
publique. Le Conseil constitutionnel reste le dernier recours pour juger de la
constitutionnalité des lois.
De
tous temps, les gouvernements ont cherché à emprisonner les fauteurs de
troubles ou les présumés fauteurs de troubles. La loi n’a parfois que confirmé
le pouvoir discrétionnaire de l’administration[31]. Lors de la promulgation des
lois de 1893-1894[32], Léon Blum écrivait que
ces lois scélérates
« abrogent les garanties conférées à la presse en ce qu’elles
permettent la saisie et l’arrestation préventive ; elles violent une des règles
de notre droit public en ce qu’elles défèrent des délits d’opinion à la justice
correctionnelle ; elles violent les principes du droit pénal en ce qu’elles
permettent de déclarer complices et associés d’un crime des individus qui n’y
ont pas directement et matériellement participé »[33].
Lors
de la préparation de la loi pour le renseignement, le Conseil d’État a été
saisi pour avis par le gouvernement[34]. Après avoir veillé à ce que
soient conciliées les nécessités de la protection de la sécurité nationale et
celles du respect de la vie privée, le Conseil n’a émis que quelques remarques
concernant les finalités permettant de recourir aux techniques de recueil des
renseignements, la procédure d’autorisation de mise en œuvre des techniques de
recueil des renseignements, les techniques susceptibles d’être utilisées à
destination de personnes, de véhicules ou lieux sur le territoire national, les
mesures de surveillance internationale, la Commission nationale de contrôle des
techniques de renseignement et le contrôle juridictionnel.
Les
premières décisions du Conseil d’État concernant des saisies relatives à la loi
sur le renseignement sont publiées en octobre 2016 et concernent les fichiers
intéressant la sécurité de l’État[35] et les techniques de
renseignement[36].
Avec
l’état d’urgence, des assignations à résidence ont été prononcées et certaines
ont été contestées et le Conseil d’état
saisi. Dans le cas d’un chercheur d’origine algérienne condamné en 2012 pour
association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, parti en
2013 au Brésil puis expulsé mi-juillet 2016 par le Brésil vers la France,
assigné à résidence sans que le ministre de l’intérieur n’ait de faits concrets
à lui reprocher, le Conseil d’État a décidé que la mesure n’était ni infondée
ni disproportionnée en se fondant sur la condamnation de 2012 et l’expulsion
par le Brésil[37].
Par contre une assignation à résidence pour entretien de liens avec des
djihadistes a été suspendue faute d’éléments probants pour pouvoir être pris en
compte.
La
quasi-totalité des lois adoptées pour lutter contre le terrorisme ont été
soumises au Conseil constitutionnel[38] avant leur promulgation pour
en vérifier la constitutionnalité. Le Conseil constitutionnel a ainsi vu son
rôle de protecteur des droits fondamentaux confirmé. Comme le soulignait Pierre
Mazeaud, président du Conseil constitutionnel de février 2004 à mars 2007,
« de même que la législation antiterroriste s’inscrit dans le cadre de la
structure judiciaire classique, le Conseil [constitutionnel] fait application
de sa jurisprudence classique pour en contrôler la constitutionnalité »[39].
En
1986[40], le législateur n’a pas créé
d’infraction spécifique pour les actes de terrorisme. L’acte terroriste a ainsi
été défini par la combinaison entre un crime ou un délit de droit commun et son
lien avec « une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de
troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur ». Le
Conseil constitutionnel a considéré que cette définition par combinaison
satisfaisait aux conditions de clarté et de précision exigées par la loi pénale[41]. Toutefois, en 1996 le
Conseil constitutionnel a jugé non conforme l’élargissement des incriminations
au délit d’aide à l’entrée ou au séjour irrégulier des étrangers en situation
irrégulière[42], estimant que le législateur
avait « entaché son appréciation d’une disproportion manifeste ».
C’est donc bien un contrôle de proportionnalité qui est exercé par le Conseil
constitutionnel.
Alors
que la Constitution donne au juge judiciaire le rôle de protection des libertés
individuelles et de la propriété privée[43], et que l’article 136 du
Code de procédure pénale prévoit que, dans les cas d’atteinte à la liberté
individuelle, le juge judiciaire est exclusivement compétent, cette compétence
n’est pas générale et absolue, elle ne s’exerce que dans deux cas définis par
la jurisprudence : la voie de fait[44] et l’emprise[45]. En France, la protection
des libertés fondamentales est d’origine prétorienne et c’est le juge
administratif qui en a été le premier garant. En 1971, le Conseil
constitutionnel a donné à cette protection un statut constitutionnel[46] en incluant le préambule de
ladite Constitution, la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789
et le préambule de la Constitution de 1946, dans le droit positif.
C’est
aussi via le contrôle de proportionnalité que le Conseil constitutionnel va
décider de la constitutionnalité de certaines restrictions à la liberté
individuelle dans ses décisions relativement à la lutte contre le terrorisme.
Ainsi
lors de la saisine concernant la loi LOPPSI 2[47], le Conseil constitutionnel
va censurer complétement ou partiellement huit des quinze articles critiqués
par les députés et les sénateurs, et va soulever d’office et censurer
complétement ou partiellement cinq autres articles. Les considérants retenus
par le Conseil pour la censure des articles seront : méconnaissance de
l’article 66 de la Constitution, non-respect du principe de légalité des
délits, durée de rétention de données personnelles collectées trop longue, mais
accepte le renforcement des pouvoirs de police administrative en cas de grands
rassemblements de personnes, sous le contrôle du juge comme étant une
conciliation entre le respect de la liberté d’aller et venir et la sauvegarde
de l’ordre public, qui n’est pas manifestement déséquilibrée.
Le
Conseil constitutionnel a considéré, comme conforme à la Constitution[48], la géolocalisation réalisée
sous contrôle de l’autorité judiciaire, ainsi qu’en cas d’enquête préalable
sous le contrôle du procureur dans la limite de quinze jours avant saisine du
juge des libertés, ces mesures n’ayant pas un caractère disproportionné eu
égard à la complexité des infractions commises et sont nécessaires à la
manifestation de la vérité. Mais, le Conseil a estimé qu’une condamnation ne
pouvait intervenir sur le « seul » fondement des données ainsi
recueillies alors que la personne mise en cause n’a pas eu la possibilité de
contester les conditions dans lesquelles ces données ont été recueillies.
Suite
à la triple saisine du Conseil constitutionnel, par le Président de la
République, par le Président du Sénat et par plus de soixante députés,
concernant la loi sur le renseignement[49], loi dans laquelle la
surveillance administrative est renforcée pour la prévention des attentats, le
Conseil a publié sa décision le 23 juillet 2015. Dans sa décision, le Conseil
constitutionnel a refusé quelques articles de la loi : la procédure
dite d’urgence opérationnelle, autorisant les services de renseignement à
procéder à la mise en œuvre de certaines techniques sans avis préalable du
Premier ministre est une atteinte disproportionnée au droit du respect de la
vie privée, à l’inviolabilité du domicile et au secret des
correspondances ; les mesures de surveillance internationale méconnaissent
l’étendue de la compétence du législateur ; une disposition relative aux
crédits de la commission nationale de contrôle des techniques de renseignement
méconnait une règle de procédure.
Alors
que le Conseil d’État n’avait pas formellement critiqué les mesures de
surveillance internationale, le Conseil constitutionnel l’a invalidée pour
méconnaissance de l’étendue de la compétence du législateur car la loi laissait
la définition de certaines contraintes à la réglementation. Un nouveau projet
de loi a été proposé et voté. Il a été jugé constitutionnel par le Conseil[50].
Ainsi,
dans la prolongation de sa jurisprudence antérieure, le Conseil constitutionnel
n’a exclu que peu d’articles de la loi pour atteinte disproportionnée aux
libertés fondamentales.
La
Constitution autorisant les citoyens à poser la question de constitutionnalité
après promulgation d’une loi, certaines associations ont saisi le Conseil
constitutionnel de l'article L. 811-5 du code de la sécurité intérieure, dans
sa rédaction issue de la loi n° 2015-912 du 24 juillet 2015 relative au
renseignement. Dans sa décision[51], le Conseil constitutionnel
a d'abord relevé que les mesures de surveillance et de contrôle autorisées par
les dispositions contestées ne sont pas soumises aux dispositions relatives au
renseignement, donc non encadrées en termes d’autorisations, de méthodes et de
conservation des données collectées. La surveillance pouvant permettre de
collecter des données personnelles hors de tout cadre légal a donc été jugée
non conforme. Toutefois afin que l’État ne soit pas sans possibilité de
surveiller les liaisons hertziennes, son abrogation est reportée à janvier 2017
afin qu’une loi puisse définir les manquements constatés.
Face
au risque terroriste, la France a donné au pouvoir exécutif la possibilité
d’autoriser les mesures de surveillance et de collecte des informations pour
les individus suspectés de préparer des actes de terrorisme, avec possibilité
d’étendre la surveillance aux proches de la personne surveillée. Ainsi ce n’est
plus une personne suspectée qui est contrôlée mais son entourage direct ou
indirect par contagion. La surveillance non ciblée sur un individu est
également possible par surveillance de sites internet suspects de propagande ou
de prosélytisme ou par surveillance des liaisons de télécommunications
internationales. Mais, sauf cas d’urgence manifeste et exceptionnels,
l’autorisation préalable est toujours nécessaire et son contrôle est assuré par
une commission indépendante et comme toute décision administrative, cette
décision peut être contestée devant les tribunaux administratifs et le Conseil
d’État. Si le Conseil constitutionnel peut être saisi de la constitutionnalité
d’une loi avant sa promulgation, il peut aussi en être saisi par tout citoyen
ayant un intérêt à agir donc concerné par l’application des lois. Ainsi la surveillance
de masse se dessine-t-elle en France, mais cette surveillance de masse n’est
pas une surveillance généralisée de tous les individus. Mais comme l’a reconnu
le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve devant
les députés[52], la loi sur le renseignement
n’impacte pas les libertés mais peut remettre en cause la vie privée ou le
droit à la vie privée, excluant ainsi de fait la vie privée des libertés.
[1] O.
Bowcott, “Mass surveillance exposed by Snowden
‘not justified by fight against terrorism’”, 8 december
2014, The Guardian,
[2] En mars 2006 et mai
2011.
[3] La première loi
moderne de lutte contre le terrorisme est la loi n° 86-1020 du 9 septembre 1986
relative à la lutte contre le terrorisme.
[4] Loi n° 2015-912 du 24
juillet 2015 relative au renseignement.
[5] Loi n° 86-1020 du 9
septembre 1986 relative à la lutte contre
le terrorisme et aux atteintes à la sûreté de l'État.
[6] Loi n° 2001-1062 du 15
novembre 2001 relative à la sécurité
quotidienne.
[7] Loi n° 2003-239 du 18
mars 2003 pour la sécurité intérieure.
[8] Loi n° 2006-64 du 23
janvier 2006 relative à la lutte contre
le terrorisme et portant dispositions diverses relatives à la sécurité et aux
contrôles frontaliers.
[9] Loi n° 2011-267 du 14
mars 2011 d'orientation et de
programmation pour la performance de la sécurité intérieure.
[10] Cette mesure de bloquage, fortement contestée, ne sera appliquée pour la
première fois qu’après les attentats de janvier 2015 pour cinq sites accusés de
faire l’apologie du terrorisme ou de proposer du contenu pédopornographique.
[11] Ordonnance n° 2012-351 du
12 mars 2012 relative à la partie
législative du code de la sécurité intérieure, publiée au Journal officiel
du 13 mars 2012 page 4533.
[12] Par l’article 24 de la
loi n°2014-1353 du 13 novembre 2014.
[13] « Les données
pouvant faire l'objet de cette demande sont limitées aux données techniques
relatives à l'identification des numéros d'abonnement ou de connexion à des
services de communications électroniques, au recensement de l'ensemble des
numéros d'abonnement ou de connexion d'une personne désignée, aux données
relatives à la localisation des équipements terminaux utilisés ainsi qu'aux
données techniques relatives aux communications d'un abonné portant sur la
liste des numéros appelés et appelants, la durée et la date des communications. »
(Article L. 34-1-1).
[14] « Les personnes
mentionnées […] détiennent et conservent les données de nature à permettre
l'identification de quiconque a contribué à la création du contenu ou de l'un
des contenus des services dont elles sont prestataires. »
[15] Loi Informatique et
Libertés.
[16] Loi n° 2012-1432 du 21
décembre 2012 relative à la sécurité et à
la lutte contre le terrorisme.
[17] Loi n° 2014-1353 du 13
novembre 2014 renforçant les dispositions
relatives à la lutte contre le terrorisme.
[18] Chapitre 1er :
Création d’un dispositif de sortie du territoire.
[19] Chapitre II :
Création d’un dispositif d’interdiction administrative du territoire.
[20] Décret n° 2015-253 du 4
mars 2015 relatif au déréférencement des
sites provoquant à des actes de terrorisme ou en faisant l'apologie et des
sites diffusant des images et représentations de mineurs à caractère
pornographique.
[21] Il s’agit des sites
jihadmin.com, mujahida89.wordpress.com, islamic-news.info,
is0lamnation.blogspot.fr, alhayatmedia.wordpress.com.
[22] Loi n° 2015-912 du
24 juillet 2015 relative au
renseignement.
[23] Loi n° 91-646 du 10
juillet 1991 relative au secret des
correspondances émises par la voie des communications électroniques.
[24] Code de la sécurité
intérieure, Livre VII, Art. L. 811-2.-Les services spécialisés de renseignement
sont désignés par décret en Conseil d'État. Ils ont pour missions, en France et
à l'étranger, la recherche, la collecte, l'exploitation et la mise à
disposition du Gouvernement des renseignements relatifs aux enjeux géopolitiques
et stratégiques ainsi qu'aux menaces et aux risques susceptibles d'affecter la
vie de la Nation. Ils contribuent à la connaissance et à l'anticipation de ces
enjeux ainsi qu'à la prévention et à l'entrave de ces risques et de ces
menaces.
[25] Code de la sécurité
intérieure, Livre VIII, Art. L. 851-3.-I
[26] À cette date, certaines
mesures d’exception sont introduites dans le droit commun par la loi n°
2017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant
la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme.
[27] Loi n° 2015-1501 du 20
novembre 2015 prorogeant l'application de
la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence et renforçant
l'efficacité de ses dispositions ;
Loi n° 2016-162 du 19 février 2016 prorogeant
l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état
d'urgence ;
Loi n° 2016-987 du 21 juillet 2016 prorogeant
l'application de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence
et portant mesures de renforcement de la lutte antiterroriste.
[28] Décret n° 2015-1493
du 18 novembre 2015 portant application
outre-mer de la loi n° 55-385 du 3 avril 1955.
[29] Loi n° 2015-1556 du 30
novembre 2015 relative aux mesures de
surveillance des communications électroniques internationales.
[30] Pour une action publique
transparente et collaborative : Plan d’action national pour la France
2015-2017.
[31] J.
Cruet, Étude juridique
de l’arbitraire Gouvernemental et Administratif, Librairie Nouvelle de
Droit et de Jurisprudence, 1906, page 6.
[32] Lois votées le 12
décembre 1893, le 18 décembre 1893 et le 28 juillet 1894 en réaction à
l’attentat d’Auguste Vaillant visant les députés et à l’assassinat du président
de la République Sadi Carnot par un jeune anarchiste à Lyon.
[33] L.
B. alias «
un juriste », Comment ont été faites les
lois scélérates, in La Revue Blanche, 1 juillet 1898.
[34] Conseil d’État, Avis sur
un projet de loi relatif au renseignement, Séance du 12 mars 2015.
[35] CE, 19 octobre 2016, M. S…, n° 400688, A.
[36] CE, 19 octobre 2016, M. C…, n° 396958, A.
[37] CE, 7 octobre 2016, M. B…, no 403552.
[38] Seule la loi du 15
novembre 2001, relative à la sécurité quotidienne, n’a pas été déférée au
Conseil constitutionnel.
[39] P.
Mazeaud, La lutte contre le terrorisme dans la
jurisprudence du Conseil constitutionnel, Visite à la cour suprême du
Canada, 24 au 26 avril 2006.
[40] Loi n° 86-1020 du 9
septembre 1986 relative à la lutte contre
le terrorisme et aux atteintes à la sûreté de l'Etat, publiée au Journal officiel n°0210 du 10
septembre 1986 page 10956
[41] Décision n° 86-213 DC du
03 septembre 1986, Loi relative à la
lutte contre le terrorisme et aux atteintes à la sûreté de l'État, publiée
au Journal officiel du 5 septembre 1986, p. 10786.
[42] Décision n° 96-377 DC du
16 juillet 1996, Loi tendant à renforcer
la répression du terrorisme et des atteintes aux personnes dépositaires de
l'autorité publique ou chargées d'une mission de service public et comportant
des dispositions relatives à la police judiciaire, publiée au Journal
officiel du 23 juillet 1996, p. 11108.
[43] Constitution du 04
octobre 1958, Article 66 « Nul ne peut être arbitrairement détenu.
L’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, assure le respect
de ce principe dans les conditions prévues par la loi. »
[44] Il y a voie de fait
lorsque l’administration a porté une atteinte grave à une liberté fondamentale
ou au droit de propriété, soit par une décision manifestement insusceptible de
se rattacher à un pouvoir appartenant à l’administration, soit par l’exécution
irrégulière d’un acte.
[45] L’emprise concerne
l’atteinte à la propriété individuelle par l’administration.
[46] Conseil
constitutionnel, Décision n° 71-44 DC du 16 juillet 1971, Loi
complétant les dispositions des articles 5 et 7 de la loi du 1er juillet 1901
relative au contrat d'association, publiée au Journal officiel du 18
juillet 1971, p. 7114.
[47] Décision n° 2011-625 DC
du 10 mars 2011, Loi d'orientation et de
programmation pour la performance de la sécurité intérieure, publiée au
Journal officiel du 15 mars 2011, p. 4630
[48] Décision n° 2014-693 DC du
25 mars 2014, Loi relative à la
géolocalisation, publiée au JORF du 29 mars 2014 page 6125.
[49] Loi votée par le Sénat
le 23 juin 2015 et par l’Assemblée nationale le 24 juin 2015.
[50] Conseil constitutionnel,
Décision no 2015-722 DC du 26 novembre 2015, Loi relative aux mesures de surveillance des communications
électroniques internationales.
[51] Conseil
constitutionnel, Décision n° 2016-590 QPC du 21 octobre 2016, La Quadrature du Net et autres [Surveillance
et contrôle des transmissions empruntant la voie hertzienne].
[52] Séance du mardi 14
avril 2015, séquence filmée disponible sur
[http://www.numerama.com/magazine/32804-regardez-cazeneuve-dire-que-la-vie-privee-n-est-pas-une-liberte.html], consultée le 9 novembre 2016.